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la bienfaisante nourricière. Non contente de porter franchement la livrée de la famille, elle a gardé dans ses feuilles une faible propriété narcotique, et au moment de la germination, surtout lorsque celle-ci s’effectue dans une cave, elle élabore dans les yeux des tubercules féculens des quantités appréciables de solanine vénéneuse.

L’origine de la pomme de terre est enveloppée d’obscurité comme celle de la plupart des plantes dont l’homme fait sa nourriture. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à l’époque de la découverte de l’Amérique elle était cultivée dans toutes les régions tempérées du Chili, dans la Nouvelle-Grenade, au Pérou particulièrement, où on l’appelle papas et où elle sert d’aliment principal. S’il faut en croire le docteur allemand Putsche, qui a écrit une des meilleures monographies de la pomme de terre, ce serait le capitaine John Hawkins qui le premier, en 1565, aurait apporté de Santa-Fé de Bogota en Irlande des pommes de terre qui périrent faute de soins. C’est seulement en 1586 que le navigateur Franz Drake importa la précieuse solanée en Angleterre après l’avoir acclimatée en Virginie. Il en donna quelques tubercules au botaniste Gérard, qui les partagea avec Charles de l’Écluse, et c’est à ce dernier que nous devons la première description scientifique du Solanum tuberosum. Vers la même époque, la pomme de terre paraît avoir été introduite dans le midi de l’Europe par les Espagnols. Toutes ces tentatives néanmoins restèrent stériles : il fallut que Walter Raleigh, au commencement du XVIIe siècle, apportât de nouveau de la Virginie quelques descendans des tubercules plantés par Franz Drake pour que la pomme de terre fut définitivement acquise à l’ancien continent; mais avec quelle lenteur on en profita! En 1616, la morelle tubéreuse était encore un simple objet de curiosité en France, et ce fut à ce titre qu’on en servit un plat sur la table de Louis XIII. Ce n’est que vers 1720 qu’on la trouve cultivée en Souabe, en Alsace et dans le Palatinat. Vers 1767, elle entra en Toscane, puis successivement dans les diverses provinces de la France, en Lorraine d’abord, ensuite dans le Lyonnais et en dernier lieu dans les Cévennes, où elle était encore inconnue il n’y a pas bien longtemps. Les préjugés, on le voit, furent tenaces à l’égard d’une plante qui, en dépit des chaleureux plaidoyers de ses défenseurs, appartenait à l’une des familles les plus mal famées; il ne fallut rien moins pour vaincre cette antipathie que la philanthropique obstination du chimiste Parmentier, qui pendant des années multiplia tentatives, expériences et sacrifices de toute nature. Il est même permis de douter qu’il eût pu réussir[1], si l’affreuse disette qui suivit les premières guerres de la révolution

  1. Dans une assemblée populaire où le nom de Parmentier paraissait devoir obtenir par voie de scrutin une place à laquelle il avait tous les droits : « Ne la lui donnez pas, s’écria un orateur en blouse, car il nous empoisonnerait avec ses pommes de terre. »