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leurs compagnes de servitude, qu’ils choisissaient leurs femmes. La discipline intérieure aurait été troublée, s’ils les avaient prises ailleurs[1]. Ils se mariaient généralement de bonne heure. Nous avons un certain nombre d’exemples de femmes esclaves mariées avant quinze ans ; une d’elles est morte à seize déjà mère. Ces mariages hâtifs étaient assez fréquens dans la société romaine ; ils devaient être plus communs encore chez les esclaves. Ce qui les retarde ordinairement dans les classes libres, c’est la difficulté de trouver un parti convenable pour une jeune fille. Tout était simplifié dans l’esclavage. Les préoccupations de naissance n’existaient pas, celles de fortune devaient être fort légères. On ne consultait donc qu’un goût réciproque. Le consentement des parens et la permission du maître constituaient toute la cérémonie. Comme ces unions n’avaient aucune sanction légale et qu’on pouvait les rompre aussi facilement qu’on les formait, on hésitait moins avant de s’y engager, par la certitude qu’on avait de s’en dégager sans peine. Est-ce à dire qu’elles aient été beaucoup moins heureuses que celles qui donnent lieu à des réflexions interminables et à une habile diplomatie ? Je ne le crois pas. Il est vrai que cette opinion ne s’appuie guère que sur les attestations des épitaphes ; or je sais qu’elles ne méritent pas une entière confiance. Quelque dissentiment qui ait séparé les époux pendant leur vie, la mort arrange tout. Sganarelle dit de sa femme, qu’il a perdue : « Elle est morte, je la pleure ; si elle vivait, nous nous disputerions ». Mais on trouve dans ces épitaphes autre chose que de vagues complimens. Elles contiennent aussi des faits qui prouvent que l’union a été longue et heureuse. Le nombre des années qu’elle a duré y est très souvent rapporté. On y voit que les deux époux ont vécu trente, quarante ans ensemble, et que la mort seule a pu les désunir. Comme aucune autorité ne les empêchait de se séparer dès qu’ils ne se convenaient plus, s’ils sont demeurés l’un avec l’autre, c’est qu’ils le voulaient et qu’ils étaient heureux ensemble. On est donc sûr qu’ici les années de mariage représentent bien exactement des années de concorde et d’affection.

Ainsi, en dépit de la loi, l’esclave avait une famille. Il ne restait pas dans cet isolement où elle prétendait le retenir. Longtemps l’orgueilleux patricien de Rome avait voulu réserver pour lui seul

  1. Tertullien dit pourtant que les maîtres sévères et rigoureux (severissimi quique domini et disciplina tenacissimi) sont les seuls qui interdissent à leurs esclaves de choisir leurs femmes dans une autre maison que la leur ; mais la discipline intérieure s’était alors fort relâchée. À l’époque de Trajan, Pline, si doux, si complaisant pour ses enclaves, ne leur permettait pas de rien léguer par testament à ceux d’une maison étrangère.