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L’ESCLAVE À ROME.

le droit d’avoir un père. Ce droit, la plèbe l’avait conquis après une longue lutte. L’esclave à son tour se l’attribua sans façon. La famille n’est pas pour lui une sorte d’improvisation et de hasard, sans passé et sans lendemain. Elle a ses racines au loin et remonte à plusieurs générations en arrière. Dans ses inscriptions, il nous parle de son père et même de son grand-père ; il a presque des ancêtres. Non seulement il se souvient du passé, mais il songe à l’avenir. Après nous avoir dit qu’il élève un tombeau pour sa femme et pour ses enfans, il ajoute avec assurance : « et pour leur postérité, uxori, liberis, posterisque eorum ». Avec le souvenir des aïeux et l’espérance des descendans, que manque-t-il à la famille ?

Si le mariage est pour lui un sujet de grandes joies, s’il fait descendre un peu de bonheur dans ces pauvres cellules, il peut être cause aussi des douleurs les plus amères. Avec une femme et des enfans, l’espérance de la liberté s’éloigne. Elle coûte plus cher, elle est plus longue à conquérir quand il faut la payer pour plusieurs à la fois. Quel désespoir pour l’esclave, si un caprice de son maître l’affranchit tout seul, si, en sortant de la servitude, il y laisse ce qu’il a de plus cher ! Les inscriptions nous prouvent que cette triste circonstance s’est plus d’une fois présentée, et que la liberté a séparé ceux que l’esclavage avait unis. Un esclave espagnol affranchi par testament et à qui son maître avait en outre laissé quelques biens déclare qu’il a renoncé à tout, et qu’il n’a demandé en échange de ce qu’il abandonnait que le bien précieux de la liberté de sa femme, nihil praeter optimum premium libertatis uxoris suæ abstulit. Une autre préoccupation qui devait poursuivre l’esclave quand il était marié, c’était l’avenir de sa famille. L’esclavage n’est pas le plus grand des maux qui la menacent ; elle est exposée aussi à la honte et au déshonneur. Stace nous dit que les femmes des esclaves ne se sentaient devenir mères qu’avec terreur. À combien de dangers et d’outrages cet enfant qui allait naître n’était-il pas réservé ! Si c’est une fille, si elle a reçu pour son malheur cette beauté voluptueuse des races orientales d’où elle sort, le maître peut la remarquer. Que faire alors pour lui échapper ? La loi ne donne aucune ressource ; elle ne daigne pas protéger l’honneur d’une jeune esclave. L’opinion publique, quoique en général plus humaine que la loi, n’est pas non plus d’un grand secours. Elle admet comme un principe « qu’il n’y a rien de honteux dès que le maître le commande ». « Ce qui est une honte pour l’homme libre, dit un orateur, est une complaisance chez l’affranchi, une nécessité chez l’esclave ». Il faut donc que la jeune fille cède et même qu’elle se tienne honorée de la faveur qu’on lui fait. Le plus souvent cet amour du maître n’est qu’une fantaisie, un caprice qui passe successivement d’une esclave