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de 900,000 piastres ; il était convenu en outre que, pour marquer d’un signe extérieur le droit du suzerain, un muhazil demeurerait à Belgrade avec 150 Turcs. C’était comme un drapeau flottant à la frontière ; la petite patrie était constituée au sein de la grande. Les Serbes à cette date ne songeaient point à demander autre chose ; qui sait même si les plus ambitieux eussent osé espérer tant ? Ils savaient quels efforts avait coûtés la victoire, et ce qu’un échec toujours possible amènerait de calamités. Au prix d’un impôt dont ils régleraient eux-mêmes la répartition, ils allaient désormais se gouverner, s’administrer, occuper les forteresses, se sentir libres enfin et commencer une vie nouvelle. Un muhazil avec 150 Turcs, en vérité ces représentans du suzerain ne leur causaient guère de souci. Ils acceptèrent, sans hésiter, et Pierre Itschko repartit pour Constantinople, afin d’obtenir la signature impériale.

« Voici, s’écrie M. Léopold Ranke, un moment décisif dans cette histoire. De telles mesures eussent empêché toute alliance des Serbes et de la Russie. « Grand avantage en effet pour les Serbes comme pour les Turcs, grand profit aussi pour la politique libérale en Europe, et déjà le résultat semblait acquis, déjà le muhazil qui devait représenter la Turquie à Belgrade était arrivé à Smederevo avec les députés ; il manquait seulement au traité une signature, une confirmation suprême. Comment donc se fait-il que Pierre Itschko, en revenant à Constantinople, ait trouvé toutes les dispositions changées ? M. Ranke, qui examine ici de très près les rapports des affaires de l’Europe avec celles de Serbie, est persuadé que la crainte d’une guerre avec la Russie avait contribué plus puissamment encore que l’éloquence de Pierre Itschko à déterminer les concessions de la Porte. Or de grands événemens venaient de changer la face des choses. Après la journée d’Austerlitz (2 décembre 1805), la Turquie, voyant les Russes battus en même temps que les Autrichiens, avait précipité la lutte en Serbie ; vaincue par les insurgés (août 1806), elle avait les yeux sur le nord-est de l’Europe, où se préparait une nouvelle guerre. Napoléon allait se trouver en face des Prussiens et des Russes ; comment se termineraient ces terribles chocs ? Si Napoléon, allié du sultan, était moins heureux qu’à Austerlitz, la Russie serait plus menaçante que jamais. C’était le moment pour la Turquie de se montrer circonspecte : de là les concessions faites à Pierre Itschko ; mais entre ces concessions et le retour du diplomate serbe la Prusse venait d’être écrasée à Iéna et à Auerstaedt (14 octobre 1806). Les conseillers de Sélim, devinant bien quelles charges pèseraient sur la Russie pendant les années suivantes, reprirent leurs allures hautaines. On fit naître une difficulté quelconque au sujet de la ratification, et le