Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impartialité, plaçait dans ce ministère les trois hommes qui avaient juré sa perte. Auprès de Mladen, de Sima Markovitch, de Dosithée Obradovitch, amis dévoués du chef suprême, devaient figurer ses ennemis implacables, Jacob Nenadovitch, Pierre Dobrinjatz et Milenko. S’ils acceptaient, ils cessaient d’être dangereux, étant éloignés du cercle d’action où avait grandi leur pouvoir ; s’ils refusaient, s’ils voulaient garder leur poste dans les provinces et y ressaisir l’autorité sur les voïvodes, ils tombaient sous le coup d’une troisième loi qui sanctionnait les deux premières en punissant de l’exil quiconque ne se soumettrait pas aux décisions de la skouptchina. Les voïvodes, dont le rôle s’agrandissait aux dépens des hospodars, avaient voté ces lois avec enthousiasme. Il faut ajouter que Kara-George ne courait aucun risque en confiant des ministères à ses ennemis, puisque le ministère de la guerre, celui qui dominait tous les autres, était aux mains de Mladen. Voilà certes des scènes bien orientales. Condamnés à être les ministres de leur ennemi ou à subir une déchéance complète, les hospodars ne pouvaient pas même échapper par la révolte à cette alternative ; ceux qu’en d’autres circonstances ils eussent appelés aux armes, les voïvodes affranchis, avaient prévu le cas, et d’avance prononcé leur bannissement.

Ces mesures si originales et si hardies venaient à peine d’être votées que les trois hospodars arrivèrent à Belgrade. On a dit qu’ils pouvaient encore prendre les armes et tenir Kara-George en échec ; n’y avait-il pas dans la ville bien des gens que l’administration de Mladen avait irrités ? N’étaient-ils pas assurés de l’appui de Véliko, le terrible haîdouk, le héros sauvage à qui toute discipline était odieuse, et que ces réformes inquiétaient[1] ? Il faut bien pourtant que la résistance leur ait paru impossible, puisqu’ils ne tentèrent rien. Jacob Nenadovitch se soumit le premier. Esprit souple et politique, il comprit que la transformation du pays était irrévocable, il accepta ses fonctions au sénat, et même quelque temps après il mariait son fils à la fille de Mladen. Hier encore adversaire déclaré de Kara-George, il s’attacha désormais à sa fortune, aussi utile désormais à son chef qu’il avait été redoutable à son rival. C’était là une vraie conquête pour le dictateur. Une conquête plus facile à prévoir fut celle de Véliko ; de l’or, des honneurs, des témoignages d’amitié, il n’en fallut pas davantage pour détourner sa colère. Kara-George l’appelait son fils. « Tu m’es plus cher,

  1. Véliko, d’abord simple voïvode, était devenu hospodar dans les districts du sud-est ; véritable haïdouk, impatient de toute règle et de toute domination, il se croyait trop assuré de son pouvoir pour craindre l’autorité croissante de Kara-George. Il était donc demeuré étranger aux conspirations des autres hospodars jusqu’au moment où les votes de la skouptchina lui parurent une menace.