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disait-il, que mon premier-né Alexa, » et il lui rendit son voïvodat de Bania, qu’il avait perdu l’année précédente aux heures néfastes de la guerre. Comme on craignait pourtant cette nature mobile, impétueuse, on jugea prudent de le tenir éloigné de Belgrade tant que l’ordre nouveau ne serait pas définitivement constitué. La ruse joue un grand rôle chez ces peuples enfans. Un courrier arriva un jour à bride abattue annonçant que le pacha de Nisch venait d’envahir la Bania. C’était un coup de théâtre arrangé par MIaden. Aussitôt le haïdouk partit avec ses momkes, impatient de prendre une revanche et de défendre son domaine. De ces hospodars si redoutés, deux seuls restaient encore, Pierre Dobrinjatz et Milenko. Pouvaient-ils résister au vainqueur ? Un des hommes les plus riches de Belgrade, Stefan Schivkovitch, ennemi acharné de MIaden, les poussait à la révolte. « — Et des soldats ? répondaient-ils. — Nous et nos momkes, n’est-ce pas assez ? disait Stefan Schivkovitch. Attaquons la maison de MIaden ; le peuple de la ville, qui le déteste, se lèvera au premier coup de feu, et les gens de la campagne accourront pour piller. » Les autres, accablés par le découragement, prétendaient qu’ils n’avaient pas même de munitions pour engager la lutte. Schivkovitch sort, rassemble tout ce qu’il peut, du plomb, de la poudre, et en fait porter deux grands sacs ; il expose son plan, il n’attend qu’un signe… Les deux chefs écoutaient sans répondre. Assis devant la cheminée, sombres, mornes, ils remuaient le charbon avec la pelle[1].

Trop politiques pour suivre aveuglément les conseils de la haine, peut-être Milenko et Dobrinjatz ajournaient-ils le moment de la résistance. Le colonel Balla, commandant des troupes russes récemment arrivées à Belgrade, habitait la même maison que Milenko[2]. A voir Milenko si calme, si résigné, n’était-il pas naturel de croire

  1. On n’invente pas de tels détails ; évidemment c’est Schivkovitch lui-même qui a du les raconter. M. Vouk Stefanovitch les a recueillis, et des notes du consciencieux annaliste ils ont passé dans le récit de M. Ranke.
  2. On lit au tome XXI de la Correspondance de Napoléon Ier des détails fort curieux qui se rapportent à cette arrivée des Russes à Belgrade. Quand la guerre s’était engagée en 1809 entre la Russie et la Turquie, c’était au lendemain de l’entrevue d’Erfurth, et on sait que Napoléon avait sacrifié les intérêts turcs pour gagner, le tsar, son nouvel allié. Deux ans plus tard, les choses sont bien changées ; toute l’année 1811 est employée par Napoléon à préparer la guerre contre la Russie, qui vient de se rapprocher de l’Angleterre et de brûler nos marchandises dans ses ports. On comprend que l’arrivée des troupes russes en Serbie au printemps de l’année 1811 ait paru suspecte à Napoléon, puisqu’elle inquiétait aussi Kara-George. Les Russes, demandait l’empereur, songent-ils à occuper la Serbie ? Ont-ils l’intention d’y établir un prince grec ? Coïncidence singulière, ces craintes que Kara-George avait ressenties à son point de vue particulier, Napoléon les éprouvait au nom des intérêts généraux de l’Europe. Voici ce que M. de Champagny écrivait à ce sujet au comte Otto, ambassadeur de France à Vienne, la lettre, écrite manifestement sous la dictée du maître, est datée du 26 mars 1811. « Si sa majesté voit avec déplaisir les Russes dans la Valachie et la Moldavie, elle serait bien plus alarmée de les voir occuper Belgrade et tout disposer pour établir un hospodar ou prince grec en Servie. Sa majesté envisage toutes les conséquences fâcheuses d’un tel établissement, la tranquillité de la Dalmatie et des provinces illyriennes en serait moins assurée ; l’influence du nouveau gouvernement servien s’étendrait sur tout le littoral de l’Adriatique et sur la Méditerranée ; une souveraineté établie en Servie exalterait les prétentions et les espérances de 20 millions de Grecs, depuis l’Albanie jusqu’à Constantinople, qui à cause de leur religion ne peuvent se rallier qu’à la Russie ; l’empire turc serait blessé au cœur. L’empereur veut donc, monsieur, que vous déclariez à la cour de Vienne son intention de ne point souffrir que les Russes conservent, à la paix, de l’influence en Servie, ni qu’ils y établissent un gouvernement de leur choix. Vous pourrez même, si vous trouvez le ministère autrichien dans des dispositions favorables, concerter avec lui les mesures propres à procurer à la Porte, lors de la paix, la restitution de la Servie, ou du moins à empêcher qu’il ne s’y établisse un ordre de choses favorable à l’influence russe, ou qui laisse exister dans cette province un gouvernement grec. » L’influence russe en Serbie, un gouvernement grec à Belgrade, n’est-ce pas là aussi ce qui avait effrayé Kara-George ? Quel malheur que Napoléon n’ait pas été mieux informé de la situation des choses ! Au lieu d’inscrire dans son programme la restitution de la Serbie à la Porte, il aurait aidé Kara-George à constituer sans les Russes, bien plus, contre les Russes, l’indépendance des Serbes. A quoi servent les combinaisons les plus profondes, si elles reposent sur des renseignemens inexacts ou incomplets ? C’est la statue d’or aux pieds d’argile. Napoléon avait bien raison d’écrire le 24 janvier 1810 ; « Remontez la correspondance des relations extérieures. Ce département languit. »