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une certaine cupidité. Il aimait l’argent non pas comme un politique, en vue des plans dont il faut préparer le succès ; il l’aimait à la façon du paysan, comme le prix de ses sueurs et le gage d’acquisitions nouvelles. L’homme de guerre caché sous l’homme du sillon n’éclatait qu’en pleine lutte. Alors la transformation était complète. Quelle fougue ! quels bonds prodigieux ! le lion au repos qui tout à coup hérisse sa crinière et s’élance inspire moins d’effroi. N’étant pas de ceux que fascine la gloire des armes, il se battait avec rage comme un homme qui défend sa vie et n’a point de merci à espérer. Ses combinaisons étaient simples et hardies. Il excellait surtout à entraîner ses bandes ; à la suite de Kara-George, les plus timides se relevaient. Ces formes de langage usées chez nous depuis longtemps, la victoire le suit, la victoire l’accompagne, offraient un sens réel à la vive imagination des Serbes. Dans les situations les plus désespérées, sitôt que paraissait Kara-George, on se croyait sûr de vaincre. Le plus souvent il descendait de cheval et combattait à pied pour être absolument libre de ses mouvemens. Sa haute taille, qui pouvait le désigner aux coups, le signalait encore plus à l’épouvante de l’ennemi. Kara-George est là ! disaient les Turcs, et la défiance se glissait parmi eux. C’est ainsi que dans les pesmas héroïques les pachas, les vizirs, le sultan même, pâlissaient devant Marko, le fils de roi.

Une chose extraordinaire, c’est que ce géant terrible se soit plié si vite aux exigences de la politique. Il ne dédaignait pas les affaires, et, bien qu’il ne sût pas lire, il avait l’instinct des travaux de chancellerie. Son grand amour du juste lui servait d’instruction. Il ne paraît pas qu’il ait profité du désordre général pour augmenter, ses pouvoirs sans nécessité ; il laissait les contestations particulières suivre leur cours, abandonnant la décision à qui de droit. Il avait raison de se défier de ses colères ; plus d’une fois, quand les choses le touchaient directement, on vit en lui le justicier barbare prendre la place du souverain. C’était bien l’homme qui en 1804 avait dénoncé son impétueuse nature aux knèzes réunis alors que ceux-ci l’obligèrent à prendre le commandement. « Quand l’iniquité m’irrite, avait-il dit, je frappe, je tue. » Et les knèzes avaient répliqué : « Dans l’état où nous sommes, il nous faut une main ferme. » Il eût mieux valu cependant, pour l’honneur de son nom et le repos de sa mémoire, que le prince n’eût jamais fait office de bourreau. Son frère ayant mérité la mort pour un crime des plus odieux, on assure qu’il le pendit à la porte de sa maison avec le licou de son cheval. « Violence contre nature, dit très bien M. Possart ; mais ceux qui la reprochent si amèrement à Kara-George oublient-ils que ce frère était un scélérat, et que, confiant dans l’impunité, il était devenu le fléau de la nation ? » Le prince lui avait