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sons dans le Mecklembourg, et, la frau amtshauptmann étant retournée au schloss avec mamzelle Westphalen, l’amtshauptmann et mon père, de commun accord, rédigèrent un message pour le herr landrath de Uertzen, qu’ils priaient d’envoyer une personne de confiance chargée de reconnaître et de réclamer l’argenterie volée chez lui. Friedrich et le messager de ville, porteurs de la dépêche, emmenèrent aussi le chasseur français, qu’ils devaient remettre aux mains de l’autorité militaire.

On ne me demandera pas sans doute de mêler à ces récits, que je ne voudrais pas assombrir, le détail horrible de ce que devint ce malheureux, conduit à Brandebourg, et qui passa presque immédiatement devant un conseil de guerre. Quand bien même je le voudrais, il me serait interdit de raconter les dernières heures qu’il lui fut donné de passer ici-bas. Je n’écris que ce que je sais, et ne me suis jamais trouvé le cœur assez ferme pour assister à une de ces exécutions capitales qui blessent chez moi le sentiment inné de la justice distributive. Quel droit peuvent se croire ces misérables pécheurs investis du pouvoir de juger à faire passer avant l’heure devant le tribunal du Tout-Puissant un autre pécheur tout pareil à eux ? Et quand vingt balles percèrent la poitrine de celui-ci, comment personne ne songea-t-il qu’un autre cœur, à quelque cent lieues de là, était traversé par elles, — celui de sa vieille mère, innocente à coup sûr de tout délit ?

Je me bornerai donc à dire que, le prétendu mort étant représenté parfaitement intact, le meunier et le boulanger se trouvèrent, ipso facto, complètement exonérés de tout soupçon. En outre le témoignage de l’inspecteur Bräsig et celui du valet de chambre envoyé par le landrath permirent de déterminer les propriétaires de l’argenterie, qui fut aussitôt restituée aux Uertzen. Quant à l’argent monnayé, que personne ne réclamait, le juge, inclinant à le regarder comme de bonne prise, offrit de l’adjuger au régiment du colonel von Toll ; mais celui-ci déclina tout net une proposition qui faisait entrer dans la caisse du corps commandé par lui l’odieux butin de quelques ignobles maraudeurs. Prenant alors la valise des mains du grand-prévôt, il la mit dans celles de l’honnête Luth, notre messager de ville. — Portez ceci de ma part au herr amtshauptmann Weber. Il en disposera suivant la coutume du pays, lui dit-il en y joignant une petite note de sa main.

Restait à disposer du rathsherr. Tous les autres prisonniers élargis, il demeurait seul dans un majestueux isolement, semblable au baliveau superbe que la hache du bûcheron a laissé debout dans une vaste éclaircie de forêt. — Que faites-vous ici ? lui demanda le colonel, venant à l’apercevoir.