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Non plus que Balzac, il n’était pas l’homme de 1848, le poète qui avait dit :

Si mon siècle se trompe, il ne m’importe guère :
Tant mieux s’il a raison, et tant pis s’il a tort.


Mais il apportait à la génération d’alors ce qui lui faisait le plus défaut, un peu d’idéal. Certes ce n’était pas celui de la liberté, et naguère on le lui reprochait trop durement. Quel est pourtant le poète de notre siècle dont la jeunesse a fait l’image chère à sa mémoire et l’idéal de ses rêves ? Il n’en faut pas chercher d’autre que de Musset. Dans l’amour passionné dont elle s’est éprise pour tout ce qui est sorti de cet esprit jeune comme elle, elle a déjà transformé sa personne, sa taille, sa voix ; elle refuse de le voir tel qu’il apparut à ceux qui le connurent. D’où vient cette tendresse presque aveugle ? Aimait-elle en lui cette sincérité abandonnée qui ne voilait aucune faiblesse quand le charlatanisme se drapait dans les plis de toutes les bannières, ou bien l’expression poétique des seuls sentimens qui lui fussent permis quand des pensées plus hautes et plus viriles lui étaient, hélas ! interdites ? L’aimait-elle pour lui avoir apporté plaisir et consolation, pour avoir

Douté de tout au monde et jamais de l’amour ?

Une heureuse destinée a fait de son nom un synonyme de fraîcheur et de rajeunissement : on peut dire que deux fois il est venu au secours du théâtre épuisé. En 1848, il a détruit le prestige de ceux qui avaient réussi à faire croire que ni talent ni génie ne pouvaient suppléer à la mystérieuse connaissance des planches, que l’art des Corneille et des Molière était devenu l’ingénieuse construction de je ne sais quelle carcasse dramatique. Telle était au moins la prétention des lieutenans de Scribe, qui tenaient garnison dans toutes les places conquises par leur capitaine. De nos jours, de Musset a été le maître de tous ceux qui ont entretenu sur la scène l’étincelle sacrée de l’art. En ce moment encore, il est la ressource du théâtre, l’épée de chevet des directeurs soucieux de littérature. On représente jusqu’à ses poésies lyriques, et les dialogues du poète et de sa muse sont joués devant un public qui les sait par cœur. Tant mieux ! la poésie est un éternel recommencement, comme le printemps, comme l’amour. Ceux qui ont lu le poète l’ont voulu tout entier, ils ont réclamé tout ce que leur chantait secrètement leur mémoire, même ce qui était le moins fait pour la représentation, et voilà comment le sentiment du beau devient la source féconde de l’innovation, voilà comment l’événement a démenti celui qui disait de si bonne foi :