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Le théâtre à coup sûr n’était pas mon affaire.
Je vous demande un peu quel métier j’y ferais,
Et de quelle façon je m’y hasarderais,
Quand j’y vois trébucher ceux qui dans la carrière
Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière,
Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais.

Comment se fait-il que de Musset ait survécu, je dirai même succédé, à ceux dont il enviait si peu l’héritage ? Il a touché dans les âmes la corde qui ne se paralyse jamais, et il nous a rendu en un moment de stérilité la comédie des esprits délicats. A des hommes partagés entre mille soucis, ceux de la politique, de l’ambition, de l’intérêt, il a présenté la peinture fugitive du sentiment le plus jeune, le plus universel, sans l’exagérer ni le surfaire. Peinture frivole, je le veux bien, mais qui plaît à tous les âges, qui attendrit même l’égoïste, et qui donne un instant des ailes aux imaginations les plus terrestres. Quel heureux contraste que ces délicatesses et ces grâces quand on se sentait menacé par le torrent de la vulgarité ! La comédie qu’il nous a rendue n’est pas seulement celle des délicats ; c’est, autant qu’il était possible de notre temps, la comédie pure d’autrefois, sans larmes ni dégoût, jamais triste ni odieuse. Certes nul ne pouvait mieux associer les pleurs et le rire, ses poésies en sont une preuve surabondante ; mais l’heureux instinct qui l’a toujours guidé depuis le moment où il s’est mis à voler de ses propres ailes l’a mieux servi que les théories savantes. Sans les systèmes des novateurs, sans le parti-pris des rétrogrades, il semble avoir eu la notion la plus claire de ce que c’est qu’une situation comique, et la conviction qu’une situation de ce genre règne tellement sur une œuvre entière qu’elle admet difficilement l’élément opposé. A-t-il imité Shakspeare dans les libres fantaisies comiques du grand poète anglais, comme le disent ceux qui veulent le tirer à eux ? Je ne le crois guère. Les héros de Shakspeare sont primitifs. La tendre Rosalinde et la spirituelle Célia, pour ne parler que d’elles, sont des conceptions trop nettes et trop franches, malgré leur préciosité toute d’écorce, pour ne pas appartenir à la comédie des premiers temps, à celle où les personnages sont de vrais enfans de la nature, et disent ingénument leur pensée. Ah ! qu’il en est autrement des héros et des héroïnes d’Alfred de Musset ! Soyez sûrs qu’ils ont lu bien des comédies, lu bien des critiques du cœur humain. Ils ont vu le feu, ils connaissent par expérience les traits de Molière et de ses successeurs, ce sont des soldats bien dressés à qui l’on a répété souvent : effacez-vous, ne présentez pas de point de mire à l’ennemi I Le théâtre, sans les corriger, leur apprit à mettre un masque sur leurs travers et leurs faiblesses ; mais