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ou « l’hébétation. » De cette existence que dore et embellit une vaine célébrité, les lamentables secrets ne sont connus qu’après la mort : le désordre, l’indigence, une épouse équivoque, des enfans réduits à la mendicité dans un logis encore imprégné du tabac de la veille, quelques amis distraits mettant en commun des souvenirs tristement saugrenus, des articles nécrologiques, une tombe provisoire, un secours obtenu par prière pour la famille du pauvre bohème mort à la peine, voilà tout ce qui reste d’une vie de labeur ; telle est la perspective que M. Dumas fils, commodément assis à sa table de travail, se plaît à dessiner. Quel peut être l’effet de cette page trempée de larmes ? Contre une jeune recrue qui hésitera avant d’entrer dans cet enfer, dans ce bagne, dans cet égout, combien y aura-t-il de soldats et de vétérans qui maudiront les fanges de cet égout, les chaînes de ce bagne, les supplices de cet enfer ? Nous n’aimons pas qu’on apitoie outre mesure les hommes de lettres sur la dureté de leur sort, pas plus qu’il ne nous paraît sage d’exagérer aux jeunes filles pauvres l’exiguïté de leurs gains et l’étendue de leur misère. Ce n’est pas le moyen de faire de celles-ci des filles honnêtes, ni de ceux-là des hommes de cœur. Lorsque l’on tombe en ces exagérations, on écrit des phrases comme celles-ci : « la prostitution, hélas ! a envahi l’esprit de l’homme de lettres comme elle a envahi le cœur de la femme, et l’un demande au public combien il donne comme l’autre demande au prétendant combien il a. » Où donc est l’original d’un tel portrait ? Nous savions que l’indigence des hommes de lettres était un texte à déclamations éloquentes, qu’Alfred de Vigny mettait le suicide des Chattertons sur la conscience du genre humain, que Frédéric Soulié rêvait des institutions sociales faites exprès pour les auteurs, et que Balzac réclamait l’établissement de maréchaux de la littérature ; mais nul n’avait pensé à cet argument tiré de l’abus que les écrivains peuvent faire de leur talent, et c’est charger la société de trop d’affaires que de vouloir qu’elle s’occupe à la fois de préserver l’innocence des jeunes filles et des littérateurs. Quel est d’ailleurs le moyen proposé par M. Dumas fils pour rendre aux lettres le sentiment de leur dignité et la confiance dans l’avenir ? Le théâtre utile, la scène mise au service des grandes réformes sociales et des grandes espérances de l’âme. En d’autres termes, il est temps de passer du scandale à la vertu, de Marguerite Gautier à Mme Aubray. Quoique ce changement ne promette pas d’ajouter beaucoup aux plaisirs du public, nous pourrions nous consoler par l’idée de ce qu’il ajoutera à ses vertus, et le double intérêt de la société et de la morale réclame le concours de tous les hommes de bonne volonté. Si pourtant M. Dumas nous a présenté un tableau fidèle de