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théâtres qu’il suffit d’en tracer une rapide esquisse. Nous voulons parler de M. Émile Augier. Pour commencer par le trait principal, celui dont nous ferions volontiers la pierre de touche des écrivains et des amis de la langue française, il est étranger à l’influence de Balzac, au moins dans sa première manière, et lorsqu’il a voulu à son tour brûler quelque encens sur l’autel de l’idole, il a respecté du moins la langue : dans ses imitations même du mauvais jargon, il est aisé de reconnaître l’accent de son atticisme natif. Le donner pour un sectateur fidèle d’Alfred de Musset, ce serait une exagération ; ses ouvrages de début se ressentent pourtant de cette influence. M. Augier était trop jeune pour ne pas commencer par la fantaisie, et dans ce défaut, qui se corrige comme celui de la jeunesse, il personnifie toute une génération d’écrivains qui ont commencé dès l’âge de vingt ans à se disputer un domaine où Molière ne s’est cru digne d’entrer qu’à celui de trente-sept ans. Admirablement doué, trop bien doué peut-être du sens critique, il doit une part de ses succès aux différens mouvemens de réaction dont il a su tirer parti : nous ne parlons que de réactions littéraires. Quand le public désignait son théâtre et celui de Ponsard du nom commun d’école du bon sens, il adoptait le jeune poète et lui décernait le titre auquel il lui plaisait de le reconnaître. Ce n’est pas seulement de bon goût dans la composition et dans le style qu’il s’agissait : la louange contenue dans ce mot s’étendait à la philosophie pratique dont ses comédies ne sont pas médiocrement pourvues. On ne disait pas école de la vertu ; ce titre, qui conviendrait au théâtre utile que rêve M. Dumas fils, aurait dépassé les prétentions du public de 1844 à 1848. La scène illustrée par Molière, Regnard et Marivaux se contente d’une morale moyenne, celle du monde, qui ne rivalise pas avec la chaire des philosophes ou des prédicateurs, et qui n’a pour règle et pour sanction que l’opinion publique. Savoir s’y tenir, voilà le bon sens. Les adversaires de M. Augier protestèrent contre le succès de Gabrielle ; ils allaient répétant que l’auteur apostasiait l’art pur, qu’il s’était converti au prosaïsme bourgeois. Mettre la passion et la poésie du côté du devoir n’était pas précisément du prosaïsme, et la fantaisie qui avait dicté la Ciguë était plus que de l’art pur. On voyait dans Clinias un débauché ; mais cet aimable titre avait-il donc suffi pour intéresser un auditoire d’honnêtes gens ? Clinias abuse de la vie ; mais l’amour sincère où il se réfugie contre le scepticisme et le suicide venge suffisamment la vérité morale, qui est toujours ce qu’il y a de plus sensé. Nous plaignons Julien de devoir seulement à l’éloquence, à la poésie vraie qui dort au fond de son cœur, l’amour de Gabrielle, sa femme. Ce n’est pas là, dira-t-on,