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de choses vieillit rapidement, et à mesure qu’il vieillit, ceux qui ont vécu de sa vie s’en vont à leur tour. La mort frappe à coups redoublés surtout parmi les hautes têtes. L’autre jour, elle frappait Rossini, ce sybarite de la gloire, et du génie qui a eu la courageuse paresse de se survivre pendant plus de trente ans, spectateur sceptique et aimable de ses propres succès ; elle frappait aussi un honorable représentant de la presse démocratique, M. Havin. Elle vient d’atteindre sans se lasser M. de Rothschild dans l’éclat de sa fortune, M. Berryer dans la sérénité de son illustre vieillesse. Celui-ci était entre tous un glorieux athlète de nos luttes parlementaires. Le jour où il entrait pour la première fois dans la chambre des députés, M. Royer-Collard disait de lui que ce n’était pas seulement un talent, que c’était urne puissance. C’est qu’en effet M. Berryer était plus qu’un orateur, c’était la personnification vivante de la parole humaine dans sa splendeur et dans sa majesté. Chez lui, tout était éloquence, l’accent, le geste, l’attitude, comme l’inspiration. Serviteur d’une cause vaincue il faisait oublier ce qu’elle avait de suranné par ces deux choses qui étaient sa force au milieu des partis, un instinct national très vivace et un énergique sentiment du droit. Dans cette vie qui a compté près de quatre-vingts ans et qui vient de s’éteindre doucement, il a eu tous les cliens illustres, depuis le maréchal Ney en 1815 jusqu’à l’empereur actuel des Français en 1840 ; et il est resté jusqu’au bout sinon un homme politique destiné à laisser des traces, du moins un personnage de l’histoire contemporaine réunissant l’honneur du caractère et l’irrésistible ascendant d’une éloquence exceptionnelle.

C’était certes aussi une puissance d’un autre ordre que cet homme qui a été pendant plus d’un demi-siècle en Europe, particulièrement en France, le type du grand financier, prêtant aux rois, et en vérité plus riche que tous les princes, le baron James de Rothschild. Né d’une famille obscure de Francfort, grandi par le travail en même temps que par des actes d’heureuse audace, M. de Rothschild était resté toujours le banquier du vieux temps, des fortes et régulières traditions. Dans l’administration de son opulente fortune, M. de Rothschild portait un caractère original, de larges habitudes de bienfaisance, le goût des arts, les saillies d’un esprit accoutumé à voir beaucoup de choses, la passion des détails unie au sens supérieur des grandes affaires. Les opérations de finance étaient son champ de bataille, et il s’y comportait en général de premier ordre, alliant à la hardiesse une prudence singulière, dominant le marché européen, et au besoin exerçant aussi son influence dans la politique par la toute-puissance de ce nerf qu’il avait dans les mains. Sa vie presque tout entière s’était passée en France, c’est en France qu’il vient de mourir, et voilà encore une grande figure qui s’en va avec le siècle, avec la vieille Europe, qui est elle-même en train de s’en aller au milieu de toutes ces transformations dont nous sommes les témoins.

Les nuages qui depuis quelque temps n’ont cessé d’obscurcir l’horizon