Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 78.djvu/770

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au-dessus du ton pour être resté trop longtemps dans la citerne, quel spectacle et quel deuil ! Une artiste de cet ordre compromise, et peut-être sans retour, par un excès de zèle, et pour s’être dévouée en voulant nous sauver tous du déplaisir d’entendre à sa place Mlle Hamackers !

On le voit, la mauvaise chance n’y avait point épargné sa peine. Cependant il est des cas où la mauvaise chance elle-même se trompe, et finit par servir les intérêts qu’elle croyait trahir. Ainsi M. Villaret, mis hors de cause à l’improviste par une indisposition, passe la main à M. Colin, un jeune, qui, sans expérience ni grand talent, mais fort d’une voix capable de ne pas rompre, supporte à l’étonnement de tous pendant cinq heures le fardeau de ce rôle écrasant. M. Colin, que cette épreuve à brûle-pourpoint a tiré de l’obscurité, n’est assurément pas un chanteur ; mais c’est une voix d’opéra, un ténor de résistance et de répertoire, et j’avoue que rencontrer cet avantage chez un jeune homme d’encolure svelte est aujourd’hui un bien trop précieux pour qu’on se montre très difficile sur des qualités de distinction et de virtuosité, qui d’ailleurs pourront venir plus tard. Le plus pressé pour le moment était de conjurer le sort et d’en finir une bonne fois à l’Académie impériale avec la période éléphantine des ténors. Somme toute, cette première soirée, malgré ses désastres, avait encore eu d’heureuses rencontres, — les chœurs d’abord en général, et en particulier la bénédiction des poignards, exécutée avec une magnificence de sonorité due à de vigoureux renforts habilement distribués, et le soin partout apportée la restauration musicale du chef-d’œuvre. En même temps qu’on renouvelait les décors et les costumes, qu’on s’ingéniait à rajuster la mise en scène, à donner aux ballets une physionomie plus pittoresque, on remontait au texte de la partition, on révisait les mouvemens. C’était assurément la chose la plus simple qui se pût faire en pareille occasion ; mais on avait compté sans les musicastres, sans les gardiens de palimpsestes qu’enflamme toute modification imposée à la ritournelle dont ils ont les oreilles rebattues. A les entendre, M. Gevaërt, en ralentissant ici et là les mouvemens, manquait à tous ses devoirs d’honnête homme et de maestro, comme si la précipitation n’était pas toujours le fait d’un mouvement qui se dérange ou d’une pendule qui se détraque. A mesure que la désuétude entreprend un ouvrage, l’exécution n’en devient que plus rapide. Est-ce la hâte d’être plus vite débarrassés qui à la longue pousse ainsi orchestre, chanteurs et chœurs à mener plus lestement la besogne ? On n’ose le dire, et cependant la question de métier en arrive toujours si bien à avoir raison de la question d’art qu’on serait presque tenté de croire à quelque influence de cette espèce. Quoi d’étonnant alors à ce que le premier souci d’un musicien tel que M. Gevaërt, chargé de reconstituer après cinq ans l’intégrité d’une partition, s’applique à modérer, à tempérer les mouvements plutôt qu’à les pousser ou les maintenir sur une voie où leur propre pente les entraîne ?