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occupé Genève sans la posséder ; l’église, l’académie, le collège, les cercles, les fonds de bienfaisance, étaient restés dans les mains des citoyens, qui faisaient bande à part, s’isolant de la garnison et de la préfecture. Quand les émigrés rentrèrent, ils ne trouvèrent de changé que les lois. Ils revinrent en foule des quatre coins de l’Europe, les uns imbus d’idées anglaises que soutenait leur Bibliothèque britannique, depuis Bibliothèque universelle, les autres éclairés par la France, instruits par les leçons de 89, quelques-uns réchauffés par la vive lumière qui avait brillé à Coppet, dans la petite cour de Mme de Staël. Il y eut alors à Genève un centre d’esprits distingués, un petit monde très vivant et très vivement décrit par M. Rodolphe Rey : André Lullin, qui doit être nommé le premier, un caractère antique ; l’excellent Dumont (le souffleur de Mirabeau) ; gros homme aux sourcils arqués, joyeux convive, aimant les jeunes gens ; le botaniste P. de Candolle, élégant et français, d’une effrayante activité, menant de front des publications colossales, nombre de sociétés qu’il avait fondées, et la vie de salon, où il s’épanouissait ; Guillaume Favre, que Mme de Staël appelait son érudit, homme de cœur, la main pleine et ouverte, « avide de connaissance et avare de publications ; » l’historien Sismondi, trapu, corpulent, ayant gardé le ton et l’accent du terroir, âme chaude et confiante ; le jurisconsulte Bellot, infirme, estropié, « si caduc qu’il ne pouvait marcher seul sans défaillir, » mais au travail dès quatre heures du matin et d’une probité républicaine. Dieu sait si j’en passe[1], et je n’ai pas nommé les femmes, parmi lesquelles régnait Mme Necker. Dans ce monde brillèrent aussi quelques étrangers : Capodistrias vint plaider à Genève en faveur de la Grèce ; pour prouver à quel point la cause fut gagnée, il suffit de rappeler le nom d’Eynard. L’Italien Rossi, chassé de son pays, fut longtemps professeur à l’académie de Genève. Sagace et caustique, quoiqu’un peu nonchalant, il ne s’échauffait qu’aux questions brûlantes, mais

  1. J’en passe beaucoup trop, et je tiens à compléter la liste en empruntant quelques passages à la préface dont M. Adert a fait précéder les Mélanges d’histoire littéraire de M. Guillaume Favre (Genève 1856). — M. Adert cite encore « J.-J. Rigaud, qui exerça une influence aussi grande que légitime sur la direction des affaires de Genève avec la Suisse, et dont la capacité administrative semblait appeler un plus vaste théâtre ; — Pictet Diodati, l’ancien représentant de Genève à Paris sous le régime Impérial, et qui, dans les premières années de la restauration, était devenu le chef de l’opposition libérale dans la petite république ; — Lullin de Châteauvieux, que ses Voyages agronomiques en Italie et surtout le Manuscrit venu de Sainte-Hélène avaient rendu célèbre comme excellent observateur et publiciste original ; — Marc-Auguste Pictet et Pictet de Rochemont, l’un professeur habile, l’autre diplomate heureux et prudent, auxquels la Bibliothèque britannique et la Bibliothèque universelle de Genève durent leur grand et légitime succès. »