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LA SERBIE AU XIXe SIÈCLE.


monde si compliqué de l’Europe orientale, Jacques-Philippe Fallmerayer, lui faisait aussitôt cette singulière réponse : « Vous qui vous plaignez ainsi de l’indifférence des Allemands, je vois bien que vous ne nous connaissez point. Consolez-vous, historien de Kara-George et de Milosch, l’avenir vous dédommagera du passé. Quand les Slaves auront accompli leur mission, quand ils auront renouvelé l’Orient et peut-être tenu l’Occident en échec, les Allemands ne vous dédaigneront plus. Ils construiront des systèmes pour vous glorifier. Ces philosophies de l’histoire qui vous suppriment aujourd’hui seront toutes pleines de vous. Hegel, il y a vingt ans, à l’heure où vous souteniez cette lutte prodigieuse, affirmait que les Slaves ne comptaient pas dans le travail de l’humanité ; les Hegel du XXe siècle trouveront aisément de nouvelles formules où resplendira votre génie. Attendez que la Russie domine l’Europe, l’Allemagne sera la première à s’incliner devant la mission historique des Slaves. Alors, héros de la Serbie, pâtres devenus chefs de peuples, vous aurez votre place dans les théories de ces Allemands que vous accusez d’indifférence. Les Allemands sont-des érudits et des contemplatifs, le présent ne les touche guère, l’avenir les inquiète peu ; mais qu’ils sont admirables pour expliquer philosophiquement le passé[1] ! »

On reconnaît à ces paroles le publiciste clairvoyant et amer qui n’a cessé pendant trente ans de stimuler le tempérament rêveur des nations germaniques et de les prémunir à sa façon contre les dangers du panslavisme. SI les Serbes se glorifient à juste titre da s’être levés les premiers contre l’oppression musulmane, à Fallmerayer appartient l’honneur de s’être levé le premier dans la presse libérale d’Europe contre la politique russe en Orient ; c’est lui qui a poussé le cri d’alarme à l’heure où le libéralisme européen, dans son enthousiasme pour les Grecs, ne s’inquiétait guère d’aplanir la route qui peut conduire les Russes à Constantinople ; le premier aussi, c’est lui qui, s’attachant à une cause bien ingrate en apparence, combattait pour le maintien de l’empire ottoman sans sacrifier les intérêts des populations chrétiennes. Au moment où nous venons résumer à notre tour et à l’aide de documens nouveaux.[2] les transformations de la Serbie au XIXe siècle, nous éprouvons l’impérieux besoin d’inscrire au début de ces études cet étrange dialogue du premier historien des Serbes et du premier adversaire

  1. "Gesammelte Werke von Jacob-Philipp Fallmerayer" ; Leipzig 1861. Voyez dans le deuxième volume l’article intitulé "Blick auf die untern Donauländer", à la date de 1839. Voyez aussi sur Fallmerayer la Revue du 1er  novembre 1862.
  2. Serbien. Historisch-ethnographische Reisestudien aus den Jahren 1859-1868, von F. Kanitz, 1 vol. in-4o. Leipzig 1868.