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sacrifier cette fleur précieuse de la naïveté qui embaume les toiles des maîtres primitifs comme d’un parfum venu du ciel ; seulement ce sacrifice ne fut pas aussi complet chez Matsys que chez Léonard. Léonard à la plupart du temps obtenu la passion au détriment de la pureté ; mais, si Quentin Matsys a fait perdre aux laides et saintes figures de Van Eyck, aux laides et adorables figures d’Hemling, leur candeur édénique et leur sérénité d’anges, il n’a pas détruit leur pureté et leur innocence. Les passions de ses personnages restent graves, honnêtes, populaires, aussi près de la nature que possible ; la science de la vie ne les a pas souillées de son limon, n’a point altéré leur franchise. Ils aiment, souffrent, se désespèrent comme de simples enfans d’Adam qui suivent la loi de leurs instincts naturels, et crient parce qu’on les a blessés et que leur chair est sensible. Admirables sont sous ce rapport les expressions de douleur de la Vierge et des femmes dans le fameux triptyque de l’Ensevelissement du Christ. Cette douleur ne vise point à être sainte, elle est humaine, et par là singulièrement déchirante. Cette mère ignore ou oublie que son fils est Dieu ; elle ne se souvient que d’une chose, c’est qu’elle est mère et qu’elle a perdu à jamais un fils bien-aimé. Cela ne vise pas davantage à être noble : nulle réserve, nulle contrainte, nuls de ces visibles efforts de l’âme qui sont particuliers à ceux qui, ayant acquis la science du bien et du mal, ont pour ainsi dire honte de leur douleur, comme Adam eut honte de sa nudité quand il eut été éclairé par sa faute ; mais là s’arrête la différence entre Léonard et Matsys. Instinctive chez Matsys, savante et expérimentée chez Léonard, la passion, une passion franchement humaine, domine en maîtresse souveraine chez l’un et chez l’autre. Par cet empire absolu de la passion, Matsys a été le véritable créateur de ce pathétique que nous indiquions en parlant de Rubens comme le caractère propre de l’école flamande. Quand on accuse Quentin Matsys d’avoir fait verser l’art flamand dans le réalisme, est-ce à ce rôle donné à la passion qu’on fait allusion ? En ce cas, il ne s’agit que de définir les termes, et, considérée à ce point de vue, cette opinion est acceptable ; mais si l’on entend par réalisme l’observation minutieuse et exagérée de la réalité, elle est de toute fausseté, car Matsys fut le premier qui, tout en respectant scrupuleusement la réalité, enseigna à ses compatriotes que les détails devaient être subordonnés à l’ensemble, de manière qu’il n’y en eût aucun qui ne convergeât vers le sujet principal, et qui contrariât l’impression générale que l’œuvre devait produire.

la grande loi de l’unité, sans laquelle il n’y a que tâtonnemens et essais dans les arts, c’est Matsys qui le premier l’a enseignée et mise en pratique en Flandre. Le triptyque de l’Ensevelissement