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nés, ont été depuis maintes fois racontés à plus d’un auditeur encore vivant aujourd’hui. La victime dont l’empereur avait fait choix était un simple curé de paroisse nommé grand-vicaire honoraire par M. de Bois-Chollet, un prêtre d’une grande vertu, célèbre par sa science canonique, et qui passait pour le modèle des ecclésiastiques de son diocèse. Toujours appuyé sur sa chaise et sans les saluer, l’empereur, apostrophant brusquement les chanoines à peine introduits, leur demanda d’une voix brève : « Quel est parmi vous celui qui conduit votre évêque, lequel d’ailleurs n’est qu’une bête? » Un de ces prêtres désigna M. Le Gallois. « Ah ! c’est donc vous? Et pourquoi ne lui avez-vous pas conseillé d’assister au mariage des rosières? » M. Le Gallois, un peu troublé, mais surtout étonné de la question, regarda d’abord l’empereur, dont les yeux semblaient lui faire signe de se dépêcher de parler. « Sire, j’étais absent au mariage de ces rosières. — Pourquoi avez-vous fait faire à votre évêque cette circulaire au sujet des fêtes supprimées? — Sire, j’étais encore absent, et, pour dire la vérité tout entière, aussitôt que j’en ai eu connaissance, je me suis rendu à Séez pour conseiller une circulaire tout opposée qui a effectivement paru. — F...! où étiez-vous donc? — Dans ma famille. — Comment, avec un évêque pareil, qui n’est qu’une f... bête, étiez-vous si souvent absent? Et qui donc alors gouvernait le diocèse? Et pourquoi vous êtes-vous rendu auprès d’un évêque comme ça pour être son grand-vicaire? — Sire, j’ai obéi à mes supérieurs; tout ecclésiastique doit obéissance à ses supérieurs. — Êtes-vous bon gallican? — Oui, sire, et peut-être un des plus prononcés de votre empire[1]. »

Ces derniers mots semblèrent adoucir quelque peu l’empereur, et il congédia M. Le Gallois et ses collègues du chapitre plus gracieusement qu’il ne les avait d’abord reçus. Cependant, tandis que l’empereur retenait chez lui l’évêque de Séez et son grand-vicaire,

  1. Note communiquée par des personnes encore vivantes d’après le propre témoignage de M. Le Gallois. — Peut-être devons-nous nous excuser auprès de nos lecteurs de reproduire ainsi dans toute leur crudité les expressions soldatesques qui sortaient si aisément de la bouche de l’empereur ; mais il nous a semblé que, prononcées en pareilles circonstances, devant des hommes d’église, elles signifiaient par elles-mêmes quelque chose, et jetaient un certain jour sur le caractère du chef de l’état, qui les employait cette fois avec ou sans intention. C’était d’ailleurs chez lui affaire d’habitude quand la passion l’emportait. Nous avons entendu raconter par un ancien fonctionnaire de l’empire, devant lequel la scène s’est passée, qu’en 1813, Napoléon ayant non moins vivement apostrophé M. de Talleyrand en pleine cour des Tuileries pendant l’espace d’une demi-heure, celui-ci avait essuyé, sans répondre ni sourciller le moins du monde, sa fougueuse bordée d’invectives; après quoi, pendant que l’empereur s’éloignait de lui, mais tandis qu’il était encore à portée de sa voix, le vice-grand-électeur s’était borné à dire de l’air le plus nonchalant à ses voisins : « Vous avez entendu, messieurs ; quel dommage qu’un si grand homme ait été aussi mal élevé! »