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dont la signification et les conséquences avaient été méconnues, l’extrême disproportion qui existe chez les animaux et les végétaux entre le chiffre des naissances et celui des individus vivans. Toute espèce tend à se multiplier en suivant une progression géométrique dont la raison est exprimée par le nombre des enfans qu’une mère peut engendrer dans le cours de sa vie. C’est, a-t-on dit avec raison, la loi de Malthus appliquée non plus seulement à l’homme, mais à tous les êtres vivans. Si une seule espèce obéissait librement à cette loi, elle aurait rapidement envahi la terre. Darwin cite l’éléphant, qui n’a qu’un petit à la fois, et suppose en outre que chaque femelle ne produit que trois couples de jeunes en quatre-vingt-dix ans. Au bout de cinq siècles, 15 millions d’individus n’en seraient pas moins descendus de la paire primitive. Peut-être cette argumentation eût-elle frappé davantage, si l’auteur avait pris pour exemple un animal de très petite taille, par exemple le puceron. Des données recueillies par Bonnet et d’autres naturalistes, il résulte que, si pendant un été les fils et petits-fils d’un seul puceron arrivaient tous à bien et se trouvaient placés à côté les uns des autres, à la fin de la saison ils couvriraient environ quatre hectares de terrain. Évidemment, si le globe entier n’est pas envahi par les pucerons, c’est que le chiffre des morts dépasse infiniment celui des vivans. Enfin il est clair que, si la multiplication des morues, des esturgeons, dont les œufs se comptent par centaines de mille, n’était arrêtée d’une manière quelconque, tous les océans seraient comblés en moins d’une vie d’homme.

L’équilibre général ne s’entretient, on le voit, qu’au prix d’innombrables hécatombes, et la cause de celles-ci se trouve dans ce que Darwin a appelé la « lutte pour l’existence. » Sous l’impulsion des seules lois du développement, tout être, animal ou plante, tend à prendre et à conserver sa place au soleil, et, comme il n’y en a pas pour tout le monde, chacun tend à étouffer, à détruire ses concurrens. De là naît la guerre civile entre animaux, entre végétaux de même espèce, la guerre étrangère d’espèce à espèce, de groupe à groupe. À peu près constamment d’ailleurs, la plante, l’animal, ont à se défendre contre quelques-unes des conditions d’existence que leur fait le monde inorganique lui-même, à lutter contre lui et contre les forces physico-chimiques. En définitive, tout être vivant est en guerre avec la nature entière.

La lutte pour l’existence entraîne des luttes directes sur lesquelles il est inutile d’insister ; elle occasionne aussi ce qu’on peut appeler des luttes indirectes, et produit des alliances et des hostilités involontaires résultant des rapports nombreux et complexes qui relient parfois et rendent solidaires les êtres les plus différens. Darwin cite à ce sujet un exemple aussi curieux que frappant lorsqu’il