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montre comment la fécondité des champs de trèfle et des plates-bandes de pensées dépend du nombre des chats vivant dans le voisinage. Il faut ici se rappeler que la fécondation des végétaux se fait souvent par l’entremise des insectes, qui, tout en butinant pour eux-mêmes, vont porter d’une fleur à l’autre le pollen dont leurs poils se sont couverts. Il faut savoir encore que certaines fleurs sont visitées seulement par certaines espèces d’insectes. Or Darwin s’est assuré que les trèfles et les pensées ne reçoivent la visite que des bourdons. Par conséquent, plus ceux-ci seront nombreux, plus sûrement s’accomplira la fécondation de ces deux plantes ; mais le nombre des bourdons dépend en grande partie de celui des mulots, qui font une guerre incessante à leurs nids. À leur tour, ceux-ci sont chassés par les chats. À chaque mulot mangé par ces derniers, un certain nombre de nids de bourdons échappe à la destruction, et leurs larves, devenues insectes parfaits, iront féconder trèfles et pensées. Ces végétaux se trouvent donc avoir par le fait les chats pour alliés et pour ennemis les mulots dans la grande bataille de la vie.

La lutte pour l’existence est évidente, et, comme on le sait, bien souvent sanglante chez les animaux ; elle n’est ni moins réelle ni moins meurtrière chez les plantes. Nos chardons ont envahi les plaines de la Plata, jadis occupées uniquement par des herbes américaines ; ils y couvrent aujourd’hui à peu près seuls des étendues immenses et qui se mesurent par lieues carrées. En revanche, Darwin a appris de la bouche du regrettable Dr Falconner que certaines plantes américaines importées dans l’Inde s’étendent aujourd’hui du cap Comorin jusqu’à l’Himalaya. Dans les deux cas, les espèces indigènes ont évidemment succombé devant une véritable invasion étrangère. Sans sortir de chez nous et de nos champs ou de nos jardins, il serait facile d’observer des faits entièrement semblables, bien que se passant sur une moindre échelle ; mais voici une expérience de Darwin qui montre clairement combien est rude la lutte entre végétaux d’ailleurs fort voisins les uns des autres. Sur un espace de trois pieds sur quatre où avaient été réunies, grâce à des soins spéciaux, vingt espèces différentes de plantes à gazon, neuf disparurent entièrement étouffées par leurs compagnes peu après qu’on eut discontinué ces soins.

La lutte pour l’existence est donc un fait général, incessant. Sous le calme apparent de la plus riante campagne, du bosquet le plus frais, de la mare la plus immobile, elle se cache ; mais elle existe, toujours la même, toujours impitoyable. Il y a vraiment quelque chose d’étrange à arrêter sa pensée sur cette guerre sans paix, sans trêve, sans merci, qui ne s’arrête ni jour ni nuit, et arme sans cesse animal contre animal, plante contre plante. Il y a quelque chose de