Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a-t-il placé M. Victorien Sardou? Ce ne pouvait être évidemment parmi les esprits fidèles à la comédie littéraire; par sa verve turbulente, par le sans-façon de ses tableaux, par son désir de rendre au vif les choses d’hier ou d’aujourd’hui sans se soucier de faire œuvre qui dure, l’auteur de la Famille Benoîton appartient au groupe des écrivains qui, à la suite de Balzac, ont installé sur le théâtre la réalité de la vie courante, réalité tantôt énergique et savamment étudiée, tantôt superficielle et quelque peu triviale. Il y a naturellement des degrés dans chacun de ces groupes, et si notre confrère n’avait donné à M. Sardou un rang secondaire parmi les disciples de Balzac, la comédie qui vient d’être représentée au Gymnase dérangerait un peu ses classifications. A côté des réalistes hardis et des écrivains qui ne renoncent pas aux délicatesses de l’art, il faudrait signaler une troisième catégorie d’auteurs comiques, ceux qui, ne visant ni à l’audace de l’observation, ni à l’élégance de la forme, excellent à enlever les succès avec une dextérité sans scrupules.

Séraphine est une femme ardente, passionnée, que le souvenir d’une faute a jetée dans une dévotion farouche. Pour expier un passé qui lui pèse, elle a fait vœu de consacrer à Dieu l’enfant né de cet amour coupable. C’est une jeune fille nommée Yvonne, toute gracieuse, toute candide; elle vient de sortir du couvent comme pensionnaire, elle va y rentrer comme religieuse. Est-ce donc là sa vocation? Pas le moins du monde; mais la baronne sa mère l’a décidé ainsi, la baronne Séraphine de Rosange, qui fait marcher sa maison comme un colonel son régiment. Si le baron, un vieil officier à moustache blanche, est plus intimidé qu’un conscrit sous cette parole impérieuse, la douce ingénue pourra-t-elle résister? Le sacrifice va donc s’accomplir, à moins que l’imprévu ne s’en mêle. L’imprévu, c’est le drame auquel il faut toujours s’attendre dans les comédies de M. Sardou, Le père, le vrai père d’Yvonne, non pas celui quem nuptiæ demonstrant, mais l’ancien amant de Séraphine, aujourd’hui contre-amiral, arrive à point nommé pour disputer l’enfant au fanatisme de sa mère. Yvonne, sa fille en réalité, est sa filleule aux yeux du monde; armé de ce titre de parrain, il se croira autorisé à intervenir brusquement, impérieusement, dans ces affaires de famille, et sans plus de façon il enlèvera Yvonne. On devine les complications que va produire ce coup d’autorité, la lutte du père et de la mère, la lutte de l’amant exalté par le sentiment paternel et de la pécheresse exaltée par le remords; on devine aussi la surprise du mari au milieu de cet imbroglio, les soupçons qui l’assaillent, les fureurs qui l’agitent. Comment le dramaturge va-t-il se tirer de là? Je crois, en vérité, que le principal intérêt de l’ouvrage est dans cette question que chacun s’adresse. Vérité, ressemblance, étude de la nature humaine, tout cela est hors de cause; le vrai sujet, c’est M. Sardou lui-même, au milieu des tissus qu’il embrouille et qu’il démêle, faisant et défaisant les nœuds, tantôt dégageant le fil avec adresse, tantôt le cassant d’une main brusque.