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Que représente la baronne Séraphine de Rosange? Est-ce la passion mondaine transformée, le sentiment de la faute devenu une sorte d’exaltation ténébreuse, la pécheresse troublée par le remords et perdant le sens des choses morales? Ce type est vrai. Il se rencontre chez les hommes comme chez les femmes. Combien de gens, après une jeunesse mauvaise, chargent l’innocent de payer leur dette et font pénitence sur le dos du prochain! Si c’est là ce que M. Sardou a voulu peindre, son pinceau a mal traduit sa pensée. Séraphine n’est pas seulement une fanatique, elle est aussi une dévote mondaine, avide de pouvoirs occultes, jalouse d’un salon rival à qui elle veut enlever la présidence de je ne sais quelle coterie; voilà un type tout différent et qui contredit le premier. Ame fanatique, conscience troublée, elle nous intéresserait comme tout être qui souffre et qui se débat dans sa souffrance; si vous en faites la présidente d’un cénacle, une maîtresse-femme très froide, très sèche, qui a sa diplomatie, ses agens, sa police, nous ne pouvons plus croire aux cris de sa douleur, aux emportemens de sa passion, quand éclate la lutte avec son ancien amant. Tous ces traits sont assez incohérens. On se dit par instans : Quelle furie! Une minute après : Quelle tartufe! Et à la scène suivante de ce cœur bourrelé de haine sortent on ne sait pourquoi des accens maternels. Tout le talent de l’actrice chargée de ce rôle est impuissant à coordonner de telles disparates; la surprise que le spectateur éprouve de scène en scène est absolument contraire à l’émotion. Le caractère du contre-amiral, M. de Montignac, l’ancien amant de Séraphine et le père d’Yvonne, est plus simple, plus naturel; aussi le croirait-on peu capable des extravagances que le drame lui attribue. Mettons à part la petite profession de foi où il se donne comme un vrai dévot par manière de contraste avec la dévotion enragée de la baronne. C’est là une concession gauche et inutile à des convenances qui ne paraissent pas avoir gêné l’auteur. Des chrétiennes comme la baronne de Rosange appartiennent de droit à la comédie satirique; en parlant de la piété vraie, même pour lui rendre hommage, le spirituel écrivain entr’ouvre sans aucun profit un domaine supérieur à son art. Laissons donc le dévot chez M. de Montignac, et voyons simplement l’homme du drame qui s’agite sous nos yeux. Il est franc, loyal, généreux, mais que d’invraisemblances dans sa conduite! Ce parrain qui veille sur sa filleule du fond du Sénégal ne l’a pas vue depuis six ans; il arrive à Paris le jour même où l’enfant va être mise au couvent malgré elle ; il l’enlève, il la transporte dans sa maison d’Auteuil, dans cette maison même où vingt ans auparavant la baronne s’était livrée à lui, maison mystérieuse, et néanmoins ouverte à tout venant, car une heure après tous les personnages de la pièce y sont rassemblés, et la baronne, et le baron, et les dévots et les indévots. Où est Yvonne? On n’a point de peine à la trouver; M. de Montignac est un de ces grands stratégistes qui dédaignent la prudence commune, et laissent volontiers les portes