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posé au projet de loi, dont il redoutait les conséquences politiques. Froisser les susceptibilités de la bourgeoisie libérale et s’appuyer sur le clergé, c’était, selon lui, un grave danger. M. Théodore Juste affirme que ces considérations, exposées par M. Thiers avec le sens pratique qui le distingue, firent une grande impression sur l’esprit du roi. Le fait est qu’il ne retint pas le ministère catholique, qui pensait que l’intérêt du pays lui commandait de quitter le pouvoir, et tout porte à croire que le roi a sagement agi.

L’indignation de Léopold, sa répugnance à transiger, venaient précisément de son respect pour le gouvernement parlementaire. La loi des couvens était incontestablement appuyée par la majorité du parlement au moment où elle fut présentée. Strictement le régime constitutionnel eût donc exigé qu’elle ne fut pas retirée, et on ne manqua point de répéter que céder devant les manifestations de la rue, c’était enlever au pouvoir sa force et sa considération. Je crois néanmoins que le roi fit bien de ne pas suivre la politique de résistance vers laquelle certains conseils et son propre sentiment de fierté, d’honneur, de légalité, le poussaient. Il est en effet deux choses dont il faut tenir grand compte dans nos sociétés modernes, premièrement l’opinion des villes, secondement le mouvement général des esprits. Les villes ne pèsent dans le scrutin qu’en proportion de leur population, et pourtant dans les momens de crise c’est d’elles que dépend le triomphe ou la chute des gouvernemens. Qui n’a pour lui que les campagnes n’aura jamais d’assiette solide. Cela n’est injuste qu’en apparence. L’opinion, nul ne le conteste, est maintenant la reine du monde. Or qui forme l’opinion, sinon ceux qui étudient, écrivent et parlent ? Un homme qui pense, même sans voter, exerce infiniment plus d’action que cent autres qui votent sans penser. Régner à l’encontre des gens qui pensent, c’est se condamner à n’avoir d’autre appui que la force et le nombre ; mais le moment finit toujours par arriver où le nombre et la force se mettent du côté de la pensée. Il faut se garder aussi de vouloir remonter le courant naturel des esprits, car les plus habiles réussissent tout au plus à rester en place, et les maladroits sont bientôt emportés aux abîmes. Le roi Léopold fit donc bien de laisser tomber le projet clérical ; la Providence en effet ne semble guère favoriser ceux qui favorisent le clergé.


III.

Le premier roi des Belges consacra les dernières années de sa vie à faire réussir un plan auquel il devait attacher la plus grande importance, car il y mit plus d’énergie et de persistance que pour aucun