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où se trouvait encore à l’aise le génie des Descartes, des Newton et des Leibniz ? Bien au contraire. Il semble que la paix devrait être aujourd’hui bien plus aisée à maintenir entre les deux ordres de vérités et de connaissances que dans les âges précédens, depuis que la science se vante de s’être interdit à elle-même par la sévère précision de ses méthodes les digressions aventureuses qu’elle se permettait autrefois en dehors de son propre domaine. La science, il n’y avait pas longtemps encore, avait des allures ambitieuses et des prétentions spéculatives auxquelles elle met maintenant sa vanité à renoncer. Point de savant du temps jadis qui ne jetât quelque coup d’œil à la dérobée sur les régions mystérieuses placées, suivant Aristote, par-delà les sciences naturelles, et qui ont gardé d’après ce grand homme le nom de métaphysique. Tout traité de physique ou de chimie, jusqu’aux premiers jours de ce siècle, débutait par quelque considération sur l’origine, la substance ou le bat de la création organique ou inanimée. Nos savans contemporains se piquent au contraire de détourner les yeux de ces questions réservées. Dégager par l’observation la loi de succession des phénomènes matériels sans se permettre une conjecture sur le point de départ ou le terme des mouvemens qui se déroulent à la surface de la matière, encore moins sur le fond substantiel soit de cette matière elle-même, soit des forces qui la meuvent, — sans jamais s’enquérir surtout s’il n’y a pas ailleurs une autre substance régie par d’autres lois, — ne tenir compte en un mot que de ce qu’on peut voir, sentir et chiffrer, non de ce qui se pense ou s’imagine, c’est la prétention de quiconque aujourd’hui dirige un levier ou le garde dans un creuset. C’est là ce qu’on nomme le procédé positif de la science moderne par opposition au procédé spéculatif d’autrefois, et cette abstention systématique est le titre de gloire de nos praticiens, qui se vantent ainsi tout autant de savoir ignorer que de savoir découvrir. Voilà qui va bien, et à ce compte il y aurait moyen de s’entendre avec eux, car ce terrain où ils se piquent de ne pas pénétrer est le seul que visitent en commun la philosophie et la foi, et cette sobriété dans le procédé scientifique paraît la disposition par excellence pour accomplir le précepte de l’apôtre, sapere ad sobrietatem. Malheureusement en ce monde l’ignorance n’est pas toujours modeste, et la modestie n’est pas toujours sincère. Combien de gens qui ne renoncent aux choses qu’à la condition que personne n’y prétendra à leur place ! Combien qui avouent leur impuissance avec un sourire orgueilleux ! Bien entendu que la mesure de leur propre faiblesse doit être prise comme celle de l’intelligence humaine tout entière. Notre science contemporaine est trop sujette à ces aveux altiers d’ignorance proclamés avec une humilité