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surface des choses, tout en restant inébranlable dans les profondeurs de l’être où il réside. Cette preuve de souplesse et de largeur, après l’avoir faite dans le temps, il la donne encore dans l’espace, car, s’il a traversé les cages, nous le voyons encore couvrir le monde. Du Canada jusqu’aux Indes, en passant par les îles perdues de l’Océan-Pacifique, il y a des chrétiens et des églises chrétiennes qui vivent en paix avec les gouvernemens et les peuples. Pourquoi donc y aurait-il une seule date, 1789, où cet esprit de conciliation du christianisme aurait fait défaut, et une seule société, la nôtre et celles qui l’imitent, qui serait ternie de faire divorce avec lui pour incompatibilité d’humeur ?

En réfléchissant sur cette singularité, qui est le véritable problème de notre temps, je ne puis trouver qu’une seule cause à y assigner : c’est le caractère abstrait et philosophique que la société française, par l’organe de ses divers législateurs depuis 1789, a toujours affecté de donner aux principes qui la constituent. On le sait en effet, il y a eu des révolutions aussi orageuses et plus sanglantes que les nôtres, et qui ont apporté dans les lois et dans l’état social de divers peuples des modifications tout aussi profondes ; mais aucune n’avait été faite avec le dessein préconçu de réformer d’après un type dressé d’avance par la philosophie le fond et la forme d’une société tout entière, et même de toutes les sociétés en général. Cette entreprise aussi généreuse que téméraire est propre à la révolution française du dernier siècle. La France n’était pas en 1789, il s’en faut bien, la première nation qui eût pris à tâche de rajeunir une constitution vieillie pour la mettre en rapport avec des besoins nouveaux. Elle est la seule qui, en opérant cette transformation délicate, ait prétendu travailler non pour une nation en particulier, mais pour toute l’humanité, non pour un temps, mais pour tous les temps, les yeux fixés sur un modèle auquel le passé a dû se reconnaître coupable de ne s’être pas conformé d’avance, et l’avenir promettre de rester à jamais fidèle.

Prêter aux constituans de 1789 une si haute ambition, ce n’est nullement leur faire injure, c’est leur conférer au contraire le titre dont ils ont tiré leur principal honneur. C’est eux qui se sont fait gloire de ne réclamer pour eux-mêmes ni libertés ni prérogatives dont ils n’aient voulu étendre aussitôt les bienfaits au genre humain sans distinction. Ils ont entendu revendiquer, non point seulement les droits des Français, mais les droits de l’homme. Loin d’eux l’exemple, trop vulgaire à leur gré, des cortès d’Aragon ou des barons d’Angleterre engageant leur roi et s’engageant eux-mêmes par un serment réciproque à maintenir les franchises nationales. Les fils de Rousseau eussent cru dégénérer, s’ils n’avaient dressé le contrat social par excellence. La postérité qui les célèbre ne s’y trompe pas.