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de Vienne en a été une autre. Tout récemment encore, après la sanglante guerre de Crimée, le congrès de Paris à consigné dans ses délibérations cette phrase significative : « les plénipotentiaires n’hésitent pas à exprimer au nom de leurs gouvernemens le vœu que les états entre lesquels s’élèverait un dissentiment sérieux, avant d’en appeler aux armes, aient recours, autant que les circonstances l’admettront, aux bons offices d’une puissance amie. » Enfin n’avons-nous pas vu, quand une lutte a paru se préparer entre la France et l’Allemagne à propos du Luxembourg, un tribunal arbitral de toutes les puissances de l’Europe se constituer spontanément et venir à bout d’empêcher cette collision formidable ?

Nous nous rapprochons, comme on voit, des idées de l’innocent rêveur, la chimère prend insensiblement un corps. Il ne s’est écoulé que cent cinquante ans depuis que l’abbé de Saint-Pierre écrivait ; c’est bien peu pour faire triompher un projet si contraire à toutes les habitudes du passé. La guerre était autrefois l’état normal des peuples ; on compte aujourd’hui plus d’années de paix que d’années de guerre. L’abbé a pu croire lui-même avant de mourir que son vœu allait recevoir un commencement d’exécution, car il s’écoula de la mort de Louis XIV à la guerre pour la succession d’Autriche un intervalle de vingt ans de paix, ce qui ne s’était pas encore vu. La paix ne fut ensuite troublée jusqu’à la fin du règne de Louis XV que par la guerre de sept ans, et sous Louis XVI la France n’eut à soutenir que la campagne d’Amérique. Ensuite sont venues les grandes luttes de la révolution et de l’empire ; mais, si nous avons eu depuis 1792 vingt-cinq ans de guerre acharnée, nous avons eu quarante ans de paix, et ces quarante ans ont changé le monde.

Quand on reproche à l’abbé de Saint-Pierre d’avoir accepté les gouvernemens établis, quelle que fût leur origine, on ne réfléchit pas que, pour être sincère, tout projet de paix doit prendre pour point de départ l’état existant. Si l’on attend que tout le monde soit d’accord sur la constitution intérieure et sur la configuration extérieure des états, on attendra toujours. Le changement perpétuel est la loi des choses humaines ; les peuples réunis veulent se séparer, les peuples séparés veulent se réunir, les républiques se transforment en monarchies, et les monarchies en républiques. Ce qui importe, c’est que ces transformations s’accomplissent sans violence, par le seul travail du temps, par la force croissante des idées, des intérêts et des mœurs, ou tout au moins que la force n’y joue qu’un rôle secondaire et subordonné. Dès qu’un parti ou une nation quelconque emploie la force pour imposer aux autres ses volontés, le principe est violé, quel que soit le but. Le tort de l’abbé de Saint-Pierre n’est pas d’avoir accepté pour point de départ la constitution de l’Europe, c’est d’avoir voulu la rendre permanente.