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d’orques malfaisantes qui viendraient s’ébattre sur le rivage. Entrez enfin en Hollande en venant directement d’Anvers par le bateau à vapeur, et la physionomie se modifie encore. Un mirage de grandeur (mirage est le seul terme exact qui puisse peindre ce phénomène) s’ajoute à cet aspect morose. L’horizon s’ouvre, le paysage s’élargit ; dans le lointain, on aperçoit la lisière des îles de Zélande, qui montent timidement au niveau du fleuve, dont le lit est plus haut que leur surface. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette terre, ainsi aperçue dans le lointain, semble n’avoir aucun des attributs de la terre, ni solidité, ni fixité. Elle flotte à la surface de l’eau comme un épiderme verdoyant, pareille à ce mince manteau vert qui s’étend sur les eaux stagnantes ; on dirait des îles composées de vapeurs et de couleurs, et alors on se souvient de ces pays inaccessibles et perfides qui disparaissaient sous le navire qui essayait d’y aborder pour se reformer derrière lui, et à ce dos trompeur du monstrueux kraken, que les marins du nord ont pris si souvent pour un îlot. L’eau est la souveraine de ce pays, elle donne à cette terre qu’elle domine de son lit ses caractères onduleux, vaporeux, mobiles ; elle rend le paysage fluide comme son cours, elle revêt l’existence des objets d’une sorte de voile d’incertitude. Cette terre, là-bas, est-elle une réalité, ou n’est-elle qu’une charmante illusion, due à l’association de l’eau, de l’air, du brouillard et de la lumière ?

Enfin nous voici devant Dordrecht. O la jolie surprise, surtout si l’on est arrivé par le Moerdyck, que l’aspect de cette petite ville, avec ses maisons peintes qui baignent coquettement leurs pieds dans le fleuve ! Là encore nous éprouvons une sensation toute nouvelle destinée à se renouveler bien souvent en Hollande, la sensation de la petitesse. Ce quai, ces maisons, ces édifices, sont si petits, si jolis, qu’il semble qu’on pourrait les mettre dans sa poche et les emporter comme un joujou. Quelles charmantes étrennes à offrir au fils d’un géant ! Et de fait bien souvent dans mes excursions en Hollande, notamment entre Harlem et Amsterdam, en contemplant les délicieuses maisons de campagne qui sont échelonnées de Bloemendaal à Zandvoort, je me suis surpris à penser par contraste à ce cruel géant d’Anvers qui gardait à l’aurore de l’histoire le passage de l’Escaut, et défendait l’entrée de la Hollande, comme un habitant de Brobdingnac qui défendrait le pays de Lilliput. Oh ! quelle sûreté prophétique il y a dans l’imagination des peuples naïfs ! Ce géant d’Anvers, inventé longtemps avant l’existence de la Hollande, né dans l’imagination du peuple barbare du simple aspect des lieux, l’histoire, à la lettre, l’a réalisé, et son fantôme plane encore au-dessus du voyageur qui entre dans ce pays. Plusieurs fois il est venu, et toujours il a montré pour la possession de son royaume