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de nains l’âpre ténacité du vieux géant qui coupait la main des voyageurs lorsqu’ils essayaient de franchir l’Escaut sans sa permission. Étrange ténacité quand on s’en tient à l’apparence, et qu’au lieu de fixer ses regards sur les eaux on les fixe sur la terre et sur les objets qu’elle présente, sur ces petites villes sans palais somptueux, sur ces petites maisons de plaisance, vrais nids humains enfoncés coquettement dans un édredon de verdure, sur ces petites métairies à ras de terre, coquettes tanières tassées sur le sol par le bipède homme ! Oubliez, s’il se peut, l’Escaut et la Meuse, le Wahal et le Rhin, et cet acharnement va vous sembler comparable à celui d’un puissant amateur de curiosités qui défendrait la possession d’une vaste collection de précieux bibelots. Mais des pensées fort différentes s’élèvent dans l’esprit lorsqu’on détourne les yeux de la terre et qu’on contemple les beaux fleuves qui enlacent de toutes parts ce petit pays. Alors on comprend la raison d’être de cet amour acharné pour un tel gentil joujou, et comment le dernier géant qui l’a possédé put dire dans sa colère, un jour qu’il était serré de trop près par ses ennemis : « La Hollande ! plutôt que de la rendre, j’aimerais mieux la faire rentrer sous les flots. » Aujourd’hui Anvers est veuve de son géant ; mais le géant a-t-il disparu pour cela ? Si par hasard il faisait croire à sa mort par simple ruse de guerre, et si, renonçant désormais à se montrer à Anvers, où on l’a trop connu, il avait fait un grand détour, et revenait revendiquer son royaume par Aix-la-Chapelle et Maestricht !

Le bateau à vapeur fait devant Dordrecht une assez longue station, et, après avoir amusé mes yeux de la gentille physionomie de cette ville, pour tuer le temps j’amuse ma mémoire des souvenirs historiques qui se rapportent à son passé. Un de ces souvenirs, bien ancien, bien effacé et bien indifférent à l’âge où nous sommes, m’obsède particulièrement, peut-être à cause de nombreuses et récentes lectures du bon Froissard. Ce fut là que vers la fin du premier quart du XIVe siècle notre princesse Isabelle, sœur du dernier capétien et femme d’Edouard II d’Angleterre, s’embarqua avec son fidèle comte Jean de Hainaut pour aller, sur l’invitation de Mortimer, débarrasser l’Angleterre de la tyrannie des Spenser. Mieux eût agi pour notre bonheur la mère d’Edouard III, si elle était restée en France à supporter patiemment sa disgrâce, si elle avait laissé son triste mari affaiblir quelques années de plus l’Angleterre, et préparer ainsi à son fils des moyens d’occupation assez urgens à l’intérieur pour qu’il n’eût pas besoin d’aller les chercher à Crécy. À cette époque, Dordrecht avait-elle déjà l’aimable aspect que nous lui voyons aujourd’hui ? Oh ! non, elle avait sans doute alors un aspect bien revêche, bien barbare, des murailles et des portes