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étudié avec un soin affectueux et une sympathie patiente les heures du jour où leurs villes natales étaient surtout en beauté, le point de vision où leur aspect se révélait avec le plus d’agrément, les réseaux de lumière ou les voiles de vapeur qui leur faisaient le plus gracieux costume. Ces deux tableaux sont tellement deux portraits, ces deux villes sont devenues tellement deux personnes, qu’on pourrait, comme pour deux jolies femmes, nommer leur couleur et leur tempérament. Delft est une brune piquante chez laquelle le sang prédomine ; Dordrecht est une blonde adorable sur laquelle la lymphe exerce ses ravages. A la brune, vierge de terre ferme, conviennent les robes de lumière des belles journées de printemps ; à la blonde, vierge des eaux, conviennent les voiles blancs des vapeurs de l’aube. Comme la beauté des brunes consiste surtout dans la parfaite netteté des traits, le profil donne mieux que la face leur vraie ressemblance, et c’est de profil aussi que van der Meer a représenté sa ville de Delft : deux ou trois petites maisons en briques d’un rouge vif, un pan de mur blanc rongé et verdi par l’eau, un bout de l’étroit canal qui mène les barques à La Haye, une ou deux des branches d’arbres de ses petits jardins. Les blondes au contraire veulent être vues de face, et c’est de face qu’Albert Cuyp a représenté Dordrecht. Le point de vue choisi par Albert Cuyp pour peindre le portrait de sa ville natale, c’est ce point même de la Meuse où nous laisse le bateau à vapeur, en sorte que nous voyons Dordrecht exactement sous l’aspect où le peintre l’a contemplée il y a deux cents ans, et presque avec les mêmes yeux que lui. Sa physionomie n’a guère changé depuis cette époque, et nous la reconnaissons sans peine comme nous reconnaissons le Delft actuel dans le portrait de van der Meer.

Ce qui distingue Albert Cuyp parmi tous les paysagistes, c’est une sorte d’impersonnalité passive qui se rencontre rarement chez les hommes de génie, et que nous appellerons, faute d’autres mots, absence de tout égoïsme intellectuel et de tout orgueil d’artiste. D’ordinaire les grands artistes font chanter aux choses extérieures la propre musique de leur génie ; les plus impersonnels consentent à un partage, et associent leur musique à celle dès choses. Cependant des natures moins grandes, mais aussi rares assurément, apparaissent de loin en loin. Certains artistes naissent avec une délicatesse d’organes comparable à celle de ces personnages des contes qui entendaient l’herbe pousser et surprenaient le langage des oiseaux ; ils reconnaissent que chaque chose possède une mélodie qui lui est propre, que cette mélodie est différente de celle de la chose voisine, et qu’elle est toujours délicieuse. A quoi bon dès lors faire chanter aux choses la musique de notre propre génie ? Autant vaut