Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/633

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’enivrer de la leur, la noter et la redire aussi exactement que possible. Albert Cuyp est au nombre de ces artistes passifs à force d’exquise délicatesse. Avec quelle finesse et quelle justesse profondes il a senti, dans l’exemple qui nous occupait tout à l’heure, que le charme caractéristique de Dordrecht, le trait qui crée sa personnalité, c’est cette domination des eaux, ces beaux fleuves qui l’enserrent d’une fluide ceinture, et au-dessus desquels elle surgit comme une sorte de Délos rustique, ce contraste si frappant entre la petitesse de la ville et la largeur de ces nappes liquides qui baignent ses pieds ! La Meuse de moins, et Dordrecht perd sa physionomie ; le peintre qui veut rendre la juste ressemblance de cette ville doit donc donner la première place à son fleuve. L’heure choisie par Albert Cuyp est celle de l’aube, heure froide et grise par tous pays, plus froide en Hollande que partout ailleurs, mais qui en revanche se revêt dans les beaux jours de tons gris-perle d’une si parfaite élégance, que nos gantiers à la mode feraient bien d’aller étudier sur place le choix des nuances que la nature livre à leur observation et à leur bon goût. Pareille à un amant caché par sortilège, la lumière ne se révèle que par le froid et pudique baiser qu’elle imprime sur le front de Dordrecht, et celle-ci se lève frémissante sous le voile de diaphanes vapeurs qui montent de la Meuse et qui enveloppent toute la toile de leur rideau de gaze. Ce qu’il y a d’incroyable dans ce tableau c’est que l’artiste l’a composé tout entier avec des élémens pour ainsi dire incolores, avec les nuances les plus froides, les phénomènes les plus insaisissables. L’air, le brouillard, une minuscule lesche du jour, pour employer l’expression de Rabelais, voilà tous les élémens de l’œuvre de Cuyp. Le résultat général devrait être la monotonie ; le tableau est au contraire d’une harmonie adorable, d’une séduction telle qu’on a peine à en détacher les yeux. S’il était permis d’employer en tel sujet des épithètes d’une nature morale, nous dirions volontiers que ce paysage est le plus pudique et le plus virginal qui se puisse voir. Les vieux Hollandais aimaient à figurer Dordrecht sous l’allégorie d’une nymphe vierge ; telle vous la verrez, représentée et nommée en particulier sur l’un des admirables vitraux de l’église de Gouda, et telle aussi l’a peinte Albert Cuyp sans avoir besoin de recourir à l’allégorie. Les Hollandais ont peint la nature de leur pays à toutes les heures du jour et du soir ; mais dans ce tableau Albert Cuyp a surpris la blonde nymphe en chemise blanche et au saut du lit.

Cette Vue de Dordrecht prise de la Meuse au soleil levant, la plus belle œuvre d’Albert Cuyp que j’aie vue en Hollande, où les toiles de ce remarquable artiste sont trop rares, se trouve à Amsterdam, au musée van der Hoop, dont elle serait la perle, si ce musée