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Par le sentiment que nous venons de décrire, et qui est en toute réalité celui du tableau, on voit combien on est peu fondé à reprocher à Paul Potter comme exagérées les dimensions qu’il a données à sa grande toile. Ces dimensions sont à la taille du sentiment de l’œuvre. Le fameux Taureau de La Haye ne saurait être regardé comme un simple paysage ou une simple peinture d’animaux ; la scène méritait le cadre que les artistes réservent d’habitude aux actions humaines, car c’est l’homme qui est au fond de cette scène. Autant vaudrait reprocher à Rembrandt les dimensions qu’il a données à la Ronde de nuit, sous le prétexte que le sujet est après tout des plus ordinaires. Dans l’un et dans l’autre tableau, ces dimensions sont exigées par la nature de l’inspiration, qui est au fond la même ; ce sont deux pages patriotiques sous leur apparence de vulgaire réalité. Rembrandt a fait pour la vie civile hollandaise ce que Paul Potter a fait pour sa vie rustique ; ce qu’il a exprimé dans sa Ronde de nuit, c’est l’enivrement de la liberté et le tapage joyeux de ses fêtes, la bruyante turbulence d’âmes qui sont encore dans la lune de miel de l’indépendance ; ce que Paul Potter a exprimé dans le Taureau, c’est le bonheur moins bruyant, mais plus âpre encore peut-être, que le libre possesseur du sol, l’homme non marqué de servitude, éprouve à voir croître des moissons qui sont à lui, grandir des troupeaux formés par ses soins. Toute la vie républicaine de la Hollande est dans ces deux pages admirables qui se complètent l’une par l’autre.

Avec quel empressement, après avoir contemplé le fameux Taureau, j’ai cherché dans ce même musée de La Haye dont cette toile est l’ornement le portrait de Paul Potter par van der Helst ! Je voulais savoir si on pourrait lire sur sa physionomie une âme digne d’avoir eu une telle inspiration. Ce portrait n’est pas un des beaux ouvrages de van der Helst ; mais le mérite du peintre nous garantit la fidélité de la ressemblance, et, malgré les différences assez singulières que présentent entre eux les divers portraits de Potter, c’est celui qu’on doit tenir pour vrai, car il répond exactement à ce que nous savons de la personne physique de cet artiste qui mourut si jeune. C’est un visage de jeune paysan phthisique à cheveux roux, plein de douceur et de mélancolie, avec des traits rustiques et fins, avec une distinction dans la physionomie qu’on attribuerait à la maladie, si on ne savait que quelques gouttes du sang le plus héroïque et le plus noble des Pays-Bas, celui des Egmont, coulaient dans ses veines. Oui, ce visage dénote bien une âme digne de cette inspiration ; le peintre correspond bien à l’œuvre, et ce n’est pas sous d’autres traits que l’imagination aurait aimé à se le représenter.


EMILE MONTEGUT.