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au roi très chrétien et même d’avoir mis la main à la coalition. Ses bagages, dévalisés par les vaudois, renfermaient des papiers compromettans qui parvinrent, on ne sait comment, à Victor-Amédée et à Louis XIV. Il aspirait à la tiare, « dignité qu’il était capable de remplir mieux que tout autre, dit la relation vaudoise, car il joignait à de belles qualités et à un grand air de prélat une intelligence particulière des intérêts des princes et des maximes de cour ; » mais les papiers saisis ruinèrent ses ambitions, et il en mourut de chagrin à Fano. « À ses derniers momens, ajoute le journal, il s’écriait encore : O le mie carte ! o le mie carte ! ô mes papiers ! ô mes papiers ! »

Après cet exploit, qui fait peu d’honneur aux vaudois, ils s’empressèrent de traverser le plateau du Mont-Cenis pour aller joindre la vallée de la Dora ; mais à la descente du petit Mont-Cenis ils furent égarés par la malice de leurs guides sur une affreuse montagne appelée la Touille, qui domine la vallée du Jaillon. C’est sur ce versant qu’on voit une excavation étrange nommée le trou du condamné, creusée tout entière dans la roche à l’aide de la pique et du ciseau. Par ce trou passe un petit cours d’eau sans lequel la vallée du Jaillon ne serait qu’un désert aride. La vie est née, des prairies vertes se sont formées et des groupes d’habitations se sont échelonnés sur cette source féconde, amenée par le travail étonnant du mystérieux condamné. On raconte dans les villages d’en bas qu’à une époque inconnue un proscrit se cacha dans cette solitude. Les bergers de la montagne eurent pitié de lui, car il était bon, doux et craignant Dieu, et lui apportèrent du pain de seigle et du lait caillé. Pour les récompenser de leur sollicitude, il se mit à l’œuvre avec la pique, le maillet de fer et le ciseau, il travailla, il travailla tant et si longtemps qu’à la fin l’eau bienfaisante put passer à travers le rocher éventré. Il était toujours joyeux dans son travail, et au milieu de l’hiver, caché sous la double voûte du rocher et de l’épaisse couche de neige, on l’entendait chanter sans cesse d’une voix plaintive des cantiques pieux. On l’entend même encore aujourd’hui pendant la nuit, si l’on en croit la légende; le bruit étouffé de son marteau se mêle toujours à celui des tourmentes de la montagne. Le caractère exceptionnel de ce forçat, tel qu’il ressort de la légende, nous met sur la voie de la vérité : le trou du condamné est probablement l’œuvre d’un de ces vaudois proscrits par les anciens édits, caché dans cette retraite inaccessible, protégé par la commisération d’abord, ensuite par la reconnaissance du peuple de ces montagnes. — Les vaudois passèrent tout près de l’excavation « par un précipice plutôt que par un chemin battu, » dit le journal, et ils descendirent dans la vallée du Jaillon, vaste cirque fermé par des montagnes tout autour. C’est