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renonce. » — Le commissaire turc ayant demandé alors quelles étaient les exigences des Serbes : « Ils supplient, répondit Milosch d’une voix ferme, qu’on leur accorde les droits stipulés par le traité de Bucharest. »

Le moment était venu où le traité de Bucharest, d’abord si fatal aux Serbes, allait leur rendre de grands services. En 1812, quand l’Europe entière était engagée en de gigantesques conflits, les Serbes avaient été comme livrés par les diplomates russes aux ressentimens de la Turquie. On a vu que les droits stipulés pour eux à cette époque n’étaient assurés par aucune garantie immédiate, et que l’interprétation d’une clause fort équivoque avait amené une lutte où la Serbie aurait pu disparaître. Maintenant le peuple serbe avait surmonté un tel péril grâce à l’énergie de Milosch, l’Europe était tranquille, la politique russe veillait sur les contrées du Danube, l’application des principes formulés à Bucharest n’était plus réservée comme en 1812 aux commissaires de Constantinople, et quand Milosch invoquait tout à coup ce traité dont la Turquie avait si longtemps violé les prescriptions, ce nom devait retentir comme une menace. Le commissaire turc en demeura immobile de stupeur ; on eût dit que la foudre l’avait frappé. Un appel au traité de Bucharest ! un appel à la protection de la Russie ! C’était par un ultimatum de cette nature que Milosch répondait aux libéralités du sultan. Confondu, atterré, le diplomate ottoman remonta à cheval, et partit pour Belgrade sans même prendre congé de Milosch. Quelques jours après, affectant de craindre pour ses jours s’il traversait la Serbie, il descendit le Danube, et gagna Constantinople par la Mer-Noire.

Est-ce à dire que Milosch fût sérieusement disposé à invoquer le secours des Russes V On retrouve ici un trait singulier que nous avons déjà rencontré dans l’histoire des Serbes au moyen âge, et qui reparaît de nos jours dans leur politique. Comme tous les peuples qui ont subi de grands désastres et qui sont encore environnés de périls, les Serbes ont un rare instinct de ce qui convient à leur fortune. Qu’on l’appelle comme on voudra, esprit politique, esprit de ruse et de savoir-faire, c’est l’arme de ceux qui ont leur vie à défendre. Les Serbes au moyen âge se servaient des Byzantins contre les Occidentaux et des Occidentaux contre les Byzantins ; au XIXe siècle, ils se servent des Russes contre les Turcs, comme ils se serviraient à l’occasion des Turcs eux-mêmes contre les Russes. Ils ont leur but et ils y marchent, prenant pour cela tous les secours que la destinée leur présente, s’appuyant à gauche, s’appuyant à droite, avançant toujours. Ils savent très bien que les sympathies des Russes pour la cause serbe ne sont pas des sympathies désintéressées ; ils en profitent et ils s’en défient. Est-ce ingratitude ?