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vague, inconsciente et, pour ainsi dire, sans forme que nous éprouvons en face des scènes du monde inanimé, aussi bien que les ardeurs héroïques ou religieuses, les terreurs, les ravissemens, les troubles, qui agitent incessamment l’âme humaine.

Les Grecs, qui avaient une intuition si vive du beau, avaient deviné qu’il est assujetti à des lois : nous donnons encore le nom d’esthétique à l’étude des rapports mystérieux qui existent entre la pensée de l’artiste et l’expression matérielle de cette pensée ; mais peut-on dire que l’esthétique soit une science au même titre que l’harmonie musicale ? Elle n’a été jusqu’ici que la critique plus ou moins fine des œuvres d’art ; elle explique avec plus ou moins de profondeur les correspondances entre l’art et le génie des peuples, entre le symbolisme matériel, qui s’exprime par les édifices et les statues, et la foi religieuse et morale ; elle interprète plutôt qu’elle ne conseille, elle sent plus qu’elle ne raisonne. Elle n’a pas une loi précise, pas une formule achevée.

La musique, comparée aux autres arts, s’en distingue tout d’abord par une différence capitale : elle est, qu’on nous permette le mot, une forme dynamique de l’art ; la sculpture, la peinture et l’architecture en sont les formes statiques. La première en effet use d’un élément qui manque à ces dernières, je veux dire le temps ; son œuvre naît, s’étend, se développe, prend une sorte de vie. Une symphonie est un drame qui a un commencement, un milieu, une fin ; la pensée de l’auditeur est entraînée par les mouvemens des sons, elle s’attache non-seulement à la mélodie, mais encore à chacune des voix secondaires dont les chœurs composent l’harmonie ; les rôles changent sans cesse, un instrument se tait, un autre prend sa place ; le rhythme tantôt se ralentit et tantôt se précipite. L’âme voltige en quelque sorte au-dessus des flots sonores, comme les oiseaux de mer se balancent sur la vague capricieuse : plaisir charmant, qui nous permet de suivre nos propres rêves à travers la toile flottante et légère de l’harmonie. On ne peut entendre deux fois tel morceau de Beethoven ou de Mozart avec des émotions identiques, car il s’opère toujours un mariage mystique entre la pensée du maître et notre propre pensée, errante, fugace, aujourd’hui plus forte et plus agile, demain plus languissante. Ce qui naguère semblait un cri de joie et de triomphe nous paraîtra quelque jour une menace ou un ricanement ironique ; les mêmes mélodies peuvent bercer nos joies et nos douleurs, remuer nos espérances ou nos craintes, répondre aux soupirs de nos amours heureuses ou aigrir les blessures du désespoir. La musique est l’art idéal par excellence ; elle n’est pas une langue précise, analytique, elle ne se prête pas, comme les langues parlées, aux raisonnemens, aux