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déductions ; cependant elle a déjà quelque chose d’une langue, elle est l’expression vivante, animée, mobile, bien que vague encore, de tous les sentimens humains.

L’œuvre des autres arts est au contraire toute statique ; les palais, les temples, les statues, les tableaux, expriment aussi une pensée ; mais cette pensée est fixe, immuable. La sculpture et l’architecture travaillent ou du moins croient travailler pour l’éternité. Les chefs-d’œuvre de la peinture sont plus frôles ; mais ils ne changeraient pas davantage, si le temps respectait leur fin épiderme de couleurs autant que les robustes assises de la pierre, ou les rondeurs du bronze et du marbre. Les arts statiques ne peuvent donner qu’une impression unique, définie : aussi faut-il qu’elle échappe à toute obscurité, qu’elle ait la clarté de l’évidence, qu’elle frappe la pensée comme le soleil frappe, le regard. Point d’équivoque, point d’arbitraire ; il ne doit rester aucun nuage entre l’artiste et le spectateur. L’œuvre d’art se suffit à elle-même, elle reste éternellement belle, éternellement jeune, expression complète et sereine d’une pensée immortelle. En elle sont comme figées les idées qui à un certain moment, dans un certain pays, ont subjugué tel peuple ou tel homme. La musique, vague, flottante, entraîne l’âme vers l’avenir ; les autres arts la rejettent forcément dans le passé, ils sont moins les instrumens que les témoins des civilisations. Le temple, le palais, seraient incompréhensibles, si l’œil n’y reconnaissait du premier coup les symboles familiers de la foi religieuse et de la puissance politique. Il faut que la peinture et la sculpture représentent des individus ou des types connus, des scènes qui s’expliquent d’elles-mêmes, où tout se comprenne, les personnages et les passions ; le tableau et la statue doivent, sans avoir besoin de commentaires, évoquer et faire sortir de l’âme les souvenirs les plus intimes, les plus profonds, les plus chers à l’être intérieur. La sculpture ne peut peindre la passion humaine en action, à l’état de combat et de lutte ; il faut qu’elle en représente un moment suprême, qu’elle en offre aux yeux le résumé saisissant plutôt que les efforts pénibles et les retours capricieux. Encore ne trouve-t-elle son vrai pouvoir que lorsqu’elle offre à l’homme une humanité idéale, capable encore de douleurs et de joies, mais sachant contenir ses douleurs et imposer à ses joies une discrète sérénité. Comment lutterait-elle autrement avec le moindre avantage contre la vie réelle ? comment oserait-elle mettre son œuvre muette, immobile et sans regard en face de la créature animée, toujours éloquente, toujours émue, toujours touchante ? Non, ce ne sont plus des hommes, ces personnages grandioses que les siècles se lèguent, enveloppés dans leur beauté sans tache et dans leur repos solennel.