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Le ciseau des sculpteurs antiques leur a, par un instinct secret, donné des proportions surhumaines. Dans le nombre, quelques-uns seulement souffrent ; mais leur douleur même a je ne sais quelle stoïque grandeur. La plupart de ces figures, calmes, majestueuses, deviennent, dans les profondeurs de notre pensée, les images d’une humanité plus forte, plus heureuse, plus pure.

La peinture ne représente point les passions d’une façon aussi abstraite : elle a une liberté plus grande, des moyens d’expression plus nombreux, elle peut mouvoir un nombre indéfini de personnages, elle est plus dramatique, plus vivante ; mais, dans les scènes qu’elle veut rajeunir, elle doit aussi saisir le point culminant, la crise. Il faut que toutes les émotions, les idées, « posent » un moment devant l’artiste, et que, dans le développement du drame, cet instant soit celui où l’action est le plus propre à émouvoir, à étonner, à instruire. Dans la vie du Christ par exemple, elle s’arrête toujours aux mêmes épisodes, elle s’adresse à des souvenirs qui sont devenus une partie même de notre nature. La Sainte Famille, les scènes lamentables de la passion, l’Adoration des bergers et des mages, ces sujets sont toujours anciens et toujours nouveaux. Raphaël ne s’est jamais lassé de peindre dans la Vierge la maternité chaste, dans le berceau de Jésus l’enfance d’un Dieu. La peinture ne peut faire bouger, marcher, parler ses personnages ; d’un seul regard, d’une sensation unique, elle exprime en quelque sorte un flot de pensées et d’émotions. Cela seul suffirait à démontrer que son véritable caractère est idéal et je dirais volontiers symbolique ; l’art exprime autre chose que la vérité d’un instant ; il n’ouvre pas seulement une échappée fugitive sur la réalité, il fixe en traits inaltérables l’œuvre complexe de la vie.

Ce caractère idéal de l’art ne vient pas seulement de son essence même, de son impuissance à mettre le temps à son service et à créer des œuvres changeantes ; il ressortira aussi de l’analyse des servitudes matérielles auxquelles il est condamné. En étudiant l’œil et la vision[1], nous avons montré combien les instrumens de nos sensations sont imparfaits ; mais en revanche avec quelle merveilleuse habileté l’esprit interprète les sensations, les fait servir à tous ses desseins, et leur dérobe une connaissance de plus en plus complète et plus assurée de la réalité. L’art fait encore un pas ; à l’aide des moyens les plus insuffisans, des matériaux les plus incommodes, il crée des ouvrages qui rivalisent avec ceux de la nature, et il réussit à leur communiquer une sorte de vie propre. Plus on pénètre avant dans l’étude de la nature, plus on s’assure que l’on ne connaît pas

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1868.