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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/89

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LA SERBIE AU XIX* SIÈCLE.


apparaissent ici comme en champ clos. Voici les deux libérateurs du peuple serbe, deux pâtres, deux héros, tous vieux sortis des montagnes de la Schoumadia, tous deux fondateurs de dynasties nationales ; or, telle est l’horrible complication des événemens, que l’un des deux pourra être accusé d’avoir tué l’autre afin de sauver son pays. Eh bien ! ces complications meurtrières dont le contre-coup à cinquante ans de distance ensanglantait, il y a six mois, le parc de Topchidéré, tout cela remonte à la crise amenée par le traité de Bucharest.

Pour peu qu’on ait le cœur français et qu’on partage les sympathies de notre siècle à l’égard des races opprimées, on éprouve un singulier embarras en racontant les guerres qui ont préparé l’indépendance nationale de la Serbie. Chaque fois que Napoléon est vainqueur des Russes, chaque fois qu’il les menace, après Austerlitz, après léna et Friedland, la Turquie devient plus menaçante aussi à l’égard des Serbes. Vainqueur à léna, maître de la Prusse, tout prêt à marcher contre la Piussie, Napoléon écrivait à Sélim III de son camp de Posen le 1er décembre 1806 : a La Prusse, qui s’était liguée avec la Russie, a disparu ; j’ai détruit ses armées, et je suis maître de ses places fortes. Mes armées sont sur la Vistule, et Varsovie est en mon pouvoir. La Pologne prussienne et russe se lève pour reconquérir son indépendance, c’est le moment de reconquérir la tienne... N’accorde pas aux Serviens les concessions qu’ils te demandent les armes à la main. Fais marcher tes troupes sur Choczim ; tu n’as plus rien à craindre de la Russie. » Ces paroles qui résument si vivement la situation : « tu n’as rien à craindre de la Russie, n’accorde rien aux Serbes, » la Turquie les a entendues plus d’une fois depuis 1806 ; chaque victoire nouvelle de la France fournissait aux Turcs l’occasion de reprendre la lutte contre les bandes de Kara-George. En 1812, cette même situation produit des résultats tout nouveaux ; la politique de Napoléon, qui jusque-là ne nuisait qu’aux malheureux Serbes, va nuire et aux Serbes et à Napoléon lui-même. La France, au commencement de 1812, avec ses préparatifs gigantesques, est si menaçante pour la Russie, que la Russie s’empresse de faire la paix avec les Turcs et de leur abandonner ses conquêtes. Voilà donc la Turquie plus libre que jamais de rassembler ses forces pour écraser les raïas insurgés ; nous disions bien que chaque déploiement de la puissance française est fatal à ce petit peuple serbe, dont la cause est si belle et le courage si digne d’intérêt. Seulement ce ne sera pas Napoléon qui profitera cette fois du répit que le tsar est forcé d’accorder au sultan ; le sultan n’est plus l’allié de Napoléon, il assistera en simple spectateur à la lutte qui va bouleverser l’Europe.