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Au milieu de ces complications si contraires à nos idées présentes, on se prend à regretter que Napoléon n’ait pas conçu le dessein d’enlever à la Russie le protectorat des chrétiens opprimés d’Orient. Ce n’était pas faute de connaître la situation des choses ; il avait bien deviné le péril devenu aujourd’hui si manifeste, il pressentait bien quel parti les Russes pourraient tirer de ces revendications d’indépendance faites par des peuples de même race ou de même religion. N’est-ce pas lui qui, le 26 mars 1811, faisait écrire par M. de Champagny, ministre des relations extérieures, à M. le comte Otto, notre ambassadeur à Vienne : « Une souveraineté établie en Servie exalterait les prétentions et les espérances de 20 millions de Grecs, depuis l’Albanie jusqu’à Constantinople, qui à cause de leur religion ne peuvent se rallier qu’à la Russie ; l’empire turc serait blessé au cœur ? » Le meilleur moyen d’empêcher ces 20 millions d’hommes de se rallier à la Russie, c’était de leur donner satisfaction ; un Sélim, un Mahmoud, sous l’inspiration de la pensée française, étaient dignes de comprendre cette politique. En obligeant la Turquie, au nom de son intérêt même, à se montrer juste pour les chrétiens, en donnant à tous les opprimés de l’Europe orientale cette protection puissante et désintéressée que Kara-George avait sollicitée pour les Serbes, Napoléon eût porté aux Russes des coups plus terribles que ceux dont il les menaçait en 1812. Prenons garde cependant ; il y aurait de l’injustice à estimer les choses d’autrefois d’après nos idées d’aujourd’hui. Tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis l’empire, bien que recueillant les inspirations meilleures de l’esprit public, ont porté néanmoins dans ces périlleux problèmes une certaine hésitation, ou, si on l’aime mieux, une prudence très circonspecte, puisque c’est de nos jours seulement que les vrais principes ont été consacrés dans le traité de Paris. « Jusqu’en 1856, disait récemment M. Saint-Marc Girardin, l’Europe, dans tous les traités qu’elle faisait avec la Turquie, ne songeait guère aux chrétiens d’Orient, La Russie seule y avait pensé pour s’assurer un droit d’intervention en Orient. La France, sous la restauration et sous la monarchie de 1830, prit dans l’opinion publique des inspirations plus avisées et plus généreuses. Elle comprit qu’il y avait en Orient deux forces et deux causes : la force turque sur son déchn, la force chrétienne en train de renaître, et surtout elle comprit qu’il fallait au besoin soutenir ces deux forces l’une contre l’autre, afin d’empêcher que la Russie ne les détruisît l’une par l’autre... La guerre de Crimée et le traité de Paris de 1856 ont été le triomphe hardi et éclatant de cette politique qui était chère à l’opinion publique sous la restauration et sous la monarchie de 1830. » Ces idées, préparées