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de ne point se venger quand elle fut toute-puissante, pensant avec raison que le châtiment aurait rendu à l’outrage toute sa fraîcheur. Elle se rejeta sur un des personnages les plus riches de Rome, Crispus Passiénus, orateur assez vanté de son temps, deux fois consul, dont elle convoitait les trésors. D’un caractère inoffensif, Passiénus vivait dans la retraite ; épris par-dessus tout des plaisirs champêtres, il habitait sa belle villa, rendait un culte aux hêtres séculaires qui lui prêtaient leur ombrage, et les arrosait avec du vin en forme de libation. Il se laissa prendre dans les filets d’Agrippine, et mourut bientôt, dès qu’il eut institué Néron son héritier. Quelques esprits malveillans firent courir dans Rome le bruit que le destin de Passiénus avait été hâté, car les événemens avaient marché. Messaline, arrivée à tout oser, avait tué Polybe, et les césariens avaient juré sa perte. Agrippine suivait les intrigues de la cour d’un regard prévoyant. Il était temps pour elle de se trouver libre : elle le fut, et elle le fut à propos. Aussitôt elle chercha parmi les puissans affranchis de Claude un ami sûr, un appui à toute épreuve, un instrument de ses projets. Pallas lui plut précisément parce qu’il était orgueilleux comme elle, parce qu’il prétendait descendre des rois d’Arcadie, parce qu’il affichait une morgue aristocratique. Pallas répondait à peine par un signe de tête aux bassesses des plus grands personnages de Rome ; il ne commandait à ses esclaves que par un geste, ou écrivait sur ses tablettes les ordres plus compliqués, de peur de souiller sa parole. Agrippine devint la maîtresse de Pallas, Elle ne rougit point, elle, fille de Germanicus, sœur et nièce d’un empereur, de se livrer à un ancien esclave ; sa fierté savait fléchir pour s’élever plus haut ; elle était de celles qui pratiquent la vertu quand elle est utile, et acceptent la débauche dès qu’elle conduit au pouvoir. Chaste par tempérament, elle avait toujours cru que la beauté d’une femme doit être la rançon de sa grandeur.

Agrippine savait qu’elle aurait à soutenir une lutte périlleuse contre les affranchis césariens, rois véritables qui faisaient mouvoir césar comme les acteurs leurs marionnettes. Leur organisation était admirable, ils formaient un état dans l’état, ils auraient pu fonder une dynastie superposée à la dynastie des empereurs ; mais les coquins ne s’entendent pas toujours, et les corsaires finissent tôt ou tard par être aux prises avec les corsaires. La discorde jeta sa pomme dans cette confédération de césariens élégans, fastueux, insolens, dissolus, impunis ; la guerre civile éclata dans le camp si bien fortifié de ces scélérats irresponsables. On manqua à la foi jurée, seule morale des gens qui se mettent hors les lois, seule garantie qui soit respectée dans une bande de brigands. Ce fut une femme qui rompit le pacte la première : la brèche faite, tout s’écroula.

Messaline, trop passionnée pour être politique, trop bestiale pour