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A vingt-deux ans, Agrippine, éprouvée successivement par le malheur, par la grandeur souveraine et par les forfaits, se trouvait donc précipitée du faîte de la puissance, condamnée à l’isolement, livrée aux plus amères pensées. Quelles furent ses réflexions pendant un exil qui devait durer autant que le règne de Caligula ? Quel plan s’était-elle tracé, quels projets nourrissait-elle, si jamais elle rentrait dans Rome et se mêlait aux choses humaines ? Il est difficile de le dire ; mais on sait qu’au lieu de plier sous la disgrâce, son âme se raidit. Elle entreprit aussitôt d’écrire des Commentaires’ ; c’est-à-dire des mémoires où elle retraçait les malheurs de sa famille et les siens propres : c’était une apologie. Tacite a consulté ces mémoires ; il les cite. Les faits, présentés sous un jour favorable, devaient éclairer la postérité et surtout réveiller l’intérêt passionné qu’inspirait aux Romains le sang de Germanicus. Le travail soutint sa constance, l’amour de la gloire soutint son orgueil ; elle se retrempa dans l’adversité, non pas à la façon des sages, que les épreuves calment et que la solitude adoucit, mais à la façon du fer, que la trempe rend plus dur et plus tranchant.

L’avènement imprévu de Claude lui rendit la liberté, le séjour de Rome, ses biens, son fils, recueilli par sa belle-sœur Lépida, et la faveur publique, réchauffée par la persécution. Dès lors Agrippine veille sur ses paroles et sur ses actes avec une rare prudence. Elle sait que Messaline a des passions terribles, qu’elle est jalouse de son pouvoir et qu’il est dangereux de lui porter ombrage. S’il lui était resté quelque doute sur ce point, sa sœur Julia Drusilla et une autre Julie, sa cousine, lui auraient servi d’avertissement. Toutes deux avaient essayé de prendre quelque influence sur Claude : Messaline, unie aux césariens, les fit condamner et périr. Agrippine au contraire resta silencieuse et retirée ; elle visitait rarement l’empereur, son oncle ; elle modérait, mais entretenait l’aveuglement populaire qui allait pousser Néron jusqu’au trône, car les peuples, une fois sur cette pente fatale, forgent eux-mêmes chaque anneau de la chaîne qui les doit étreindre. Elle prenait patience en sondant l’avenir, elle ménageait les chances favorables, elle invoquait le hasard, dieu des aventuriers, elle amassait de l’or, autre divinité adorée par les époques de décadence, et poursuivait la richesse, auxiliaire si puissant de l’ambition.

Elle était veuve, et calculait la valeur de sa liberté enchaînée à propos, de sa beauté, de son grand nom. Elle prétendit d’abord épouser Galba, à qui Tibère et ses astrologues avaient prédit l’empire. Elle poursuivit même cet homme faible d’instances assez indiscrètes et assez publiques pour que la belle-mère de Galba se crût en droit de la souffleter un jour dans une réunion, injure éclatante, méritée, qu’Agrippine ensevelit avec soin, et dont elle eut l’habileté