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ger au prototype ? C’est, répond Darwin, que « des variations favorables peuvent ne s’être jamais présentées, de sorte que l’élection naturelle n’a pu agir en les accumulant. » Voilà bien l’imprévu, l’accident accepté comme dominant ces lois qui semblaient d’abord si fortement, si logiquement enchaînées, ou tout au moins reconnu nécessaire pour que ces lois puissent s’exercer. Au-delà de cette hypothèse extrême, on ne peut évidemment plus rien supposer. Suffit-elle au moins pour rendre compte des variations premières du prototype, pour expliquer le premier partage accompli à l’origine des choses entre les animaux et les végétaux, pour éclairer les premiers pas faits « vers la différenciation et la localisation des organes pour des fonctions de plus en plus spéciales ? » Non, répond franchement Darwin. « Je ne saurais résoudre complètement ce problème. D’ailleurs, comme nous n’avons aucun fait pour nous guider dans la recherche d’une solution, on peut regarder toute spéculation sur ce sujet comme vaine et sans base. » Je me garderai bien d’ajouter un seul mot à cet aveu si loyal, mais en même temps si grave pour la doctrine entière, qui se trouve ainsi reposer sur l’existence d’un prototype que l’homme de science pure ne saurait guère accepter, et dont l’auteur de la théorie lui-même ne peut expliquer en aucune façon les transformations initiales.

Lamarck ne s’est pas laissé arrêter par la nécessité d’admettre, comme point de départ de l’évolution lente telle qu’il la comprenait, un phénomène universel, incessant, et que pourtant nul n’a pu constater. Darwin ne s’est pas inquiété davantage des difficultés fondamentales de sa conception. « Nul ne doit s’étonner, dit-il, qu’il reste encore beaucoup de choses inexpliquées sur l’origine des espèces, si l’on songe à notre profonde ignorance concernant les relations mutuelles des habitans du monde durant les époques successives de son histoire. » Il passe outre après cette réflexion, et, laissant en plein inconnu les premières évolutions du type organique fondamental, c’est aux types secondaires déjà accusés, aux espèces déjà existantes qu’il applique sa théorie. C’est donc à elles que s’adresse en particulier l’hypothèse des variations fortuites, qui seules permettent à la sélection d’entrer en jeu et d’enfanter des espèces nouvelles. À vouloir suivre pas à pas le savant anglais, je devrais aborder dès maintenant l’examen des causes qu’il assigne à ces accidens dont l’influence est si grande ; mais, pour apprécier ce qu’il dit à ce sujet, j’aurais à opposer l’espèce à la race, et je dois rappeler d’abord combien diffèrent en réalité ces deux choses si souvent confondues.

A. de Quatrefages.