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les historiens, de surprendre les sens de son fils. Sénèque et Burrhus voient avec horreur les préludes du crime et l’émotion du prince ; Suétone donne des détails que la plume se refuse à transcrire. Comment repousser de si graves témoignages ? Les deux adversaires se sont montrés capables de tout concevoir et de tout oser. Une mère incestueuse est le digne pendant d’un fils parricide.

Après cinq ans, la lutte la plus étrange qu’aient enregistrée les annales de l’humanité se dénoue d’une façon sanglante. C’est un souvenir qui vit toujours palpitant dans la mémoire des hommes et les émeut comme une épopée monstrueuse. Tacite a répandu sur ce drame suprême sa poésie et sa couleur ; il nous fait voir le golfe de Baïa, la nuit étoilée, les adieux du parricide, ses baisers lascifs plus odieux encore que ses projets, la belle galère liburnienne fendant les flots, puis s’ouvrant à un signal donné, l’affranchie Acéraunia se dévouant pour Agrippine et assommée, Agrippine, l’épaule fracassée d’un coup de rame, mais ne soufflant mot et s’éloignant à la nage. Une fois sauvée, elle se garde de se plaindre ; elle avertit son fils, elle feint de croire à un accident, et lorsque enfin les assassins entourent son lit, elle se lève, et, découvrant les flancs qui ont porté Néron : « Frappez au ventre, » s’écrie-t-elle. Impudeur sublime, plus féroce que toutes les imprécations.

Quelle femme ! que d’énergie vouée au mal ! Dans un autre temps, Agrippine, appliquant au bien ses prodigieuses facultés et son courage, aurait été une Lucrèce orgueilleuse de sa chasteté, une Cornélie orgueilleuse de ses enfans, une matrone orgueilleuse de sa race et de l’estime publique ; mais elle est née dans des temps qui ne connaissent plus de frein. Élevée dans un milieu dissolvant, elle a perdu toute conscience du bien et du mal. L’or et la puissance seuls la guidaient, seuls l’enflammaient ; son cœur, ouvert aux désirs sans bornes, était capable de tout, même de vertu. Déliée du devoir, son intelligence n’était plus qu’une force aveugle et frénétique, qui la perdait fatalement. Il était juste que cet égoïsme souverain qui avait méprisé tout ce que les hommes respectent en fût réduit un jour à ne pouvoir ni s’abriter derrière les lois de la société, ni même invoquer les lois de la nature.

Entre Agrippine et Livie, le parallèle est manifeste et propre à nous éclairer. Ce sont deux femmes, non point égales, mais qui ont joué le premier rôle dans leur siècle. L’une a servi de modèle à l’autre ; elles ont autant de dissemblances que de points communs. Livie, modérée, toujours maîtresse d’elle-même, montre ce que peut en politique une dissimulation soutenue ; Agrippine, naturellement emportée et ne recourant que temporairement à la dissimulation, montre ce que perd en politique la violence. Livie a une douceur froide et une sérénité implacable, Agrippine une âme