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compte de l’ensemble ; que de détails omis, de beautés perdues dans la rapidité de l’exécution, et dont un nouvel essai ne saurait manquer de révéler le sens à la critique. Après une seconde épreuve viennent la troisième et la quatrième ; il ne s’agit plus que de nourrir sa martingale ; comment faire ?

On demandait un jour à Berlioz pourquoi il écrivait si peu. « Parce que je suis très-pauvre, répondit-il. » Ce mot contient toute la tragédie de son existence. De telles natures ne se refont pas, ne rompent pas avec leurs dieux. La force d’âme leur faillirait, qu’elles n’auraient en réserve aucune aptitude pour ces petits métiers où les habiles trouvent gloire et profit. Héroïsme ou don quichottisme, il leur faut lutter pour le grand idéal, et ce n’était pas un lutteur ordinaire que Berlioz. Ame honnête, simple et virile, esprit hautain, convaincu, ne transigeant sous aucun prétexte, l’existence n’aura guère été pour lui qu’une suite de combats pour l’idée, où, si la victoire se fit toujours rudement payer cher, la défaite au moins ne fut jamais sans gloire. C’était un réformateur, le vrai musicien d’une période archi-critique comme la nôtre. Tout ce qu’on peut savoir, il le savait, et cela non-seulement dans les questions particulières à son art. Le monde de l’intelligence n’a pas une province qu’il ne se soit donné le plaisir de parcourir à son heure, en touriste, en poète, en philosophe, en étudiant voyageur, scholasticus vagabundus, comme on disait au temps du docteur Faust. Il fut, après Weber et avant Richard Wagner, une de ces plumes militantes grâce auxquelles ont prévalu bien des principes dont le public n’aurait jamais eu communication par le théâtre, où, la question des recettes étant forcément l’argument définitif, la conception la plus ordinaire faisant 13,000 francs l’emportera toujours sur le chef-d’œuvre. C’est donc en dehors des salles de spectacle que ces discussions doivent s’agiter. Avant de mettre une théorie sur la scène, il faut la mettre dans le public. À ce compte, Berlioz a rendu de vrais services. Sa longue campagne, fournie au journal des Débats, tout en n’ayant point nui à ses propres intérêts, aura surtout profité à la cause des idées. Sans être un écrivain, il avait un style, et sa langue, Dieu merci, ne fut point celle que parlent beaucoup d’honnêtes gens toujours dressés sur les ergots de ce qu’ils appellent très plaisamment leur compétence, comme si c’était une raison de se mettre à écrire sur la musique que d’en avoir jusque-là obscurément composé de mauvaise. Berlioz n’était pas ce musicien manqué qui se fait littérateur. Sa place au soleil, il l’avait hardiment et dès le début conquise. A partir de sa cantate de Sardanapale, ses œuvres la lui assuraient ; s’il la voulait plus large, cette place, c’est qu’il avait quelque chose à dire, et que la haine de la vulgarité le passionnait à l’égal de l’amour du beau. Cette faculté d’admirer, qui de plus en plus va se perdant, Berlioz la possédait en plein. Les ennemis ne lui déplaisaient pas : il savait haïr,