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qu’il faisait il n’exerçait pas une profession, ne tenait pas un de ces emplois dont la pratique engendre à la longue la somnolence des facultés. A l’acuité des perceptions, au respect de la lettre, à la plus complète intelligence de l’esprit, Berlioz joignait l’autorité du mouvement, cette force inspirée et communicative qui parle aux masses, les gouverne, et, quel que soit le champ de bataille, constitue le véritable chef. Ces promenades à travers l’Europe vengèrent bien souvent l’artiste de ses mécomptes parisiens, et cependant, même en Allemagne, la trace qu’il laissait n’était point durable. Dès le lendemain du succès, la contestation reprenait de plus belle ; ce fut ainsi jusqu’à la fin un éternel recommencement à la manière du travail de Sisyphe. « Si Berlioz, écrivait il y a quelques années M. Richard Wagner, a continué Beethoven, c’est en suivant une direction où celui-ci avait sagement renoncé de s’engager plus avant. Les coups de plume irréfléchis, les tons aigres et criards auxquels on reconnaît le Beethoven en quête de nouveaux moyens d’expression sont à peu près le seul héritage que le pétulant disciple ait recueilli du grand maître. Je mets en fait que la principale vocation de Berlioz et le plus beau de son enthousiasme lui viennent d’avoir tenu ses yeux passionnément fixés sur ces coups de plume vraiment barbares. » Ici j’avoue que la patience m’échappe :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes !


Reprenons la citation, elle en vaut la peine, car c’est de l’excellente critique ; mieux eût convenu seulement la laisser faire à d’autres. Il est vrai que d’autres n’eussent peut-être pas eu cette perfide justesse d’appréciation et ce meurtrier coup de griffe du rival qui sait où prendre sa victime. « Une surexcitation voulue, un tournoiement vertigineux, voilà l’inspiration de Berlioz ; s’il en sort, c’est pour retomber dans l’anéantissement d’un mangeur d’opium, et, pour surmonter cet état d’insensibilité désastreuse, il ne lui reste alors qu’à réchauffer son délire par toute sorte de moyens factices, et qu’à s’épuiser en efforts, qu’à mettre en avant tout son arsenal d’artillerie. A vouloir de la sorte accoucher des monstres de son imagination épouvantablement tourmentée, à les vouloir faire vivre et toucher par tous les incrédules de son public parisien, Berlioz a poussé son énorme intelligence musicale à un degré de puissance technique dont jusqu’à lui on n’avait pas eu l’idée. Ce qu’il avait à dire était si insolite, si renversant, si parfaitement anti-naturel que les simples paroles ordinaires ne lui suffisant point, il dut appeler à son aide tout l’exorbitant appareil de la plus compliquée des machines, et faire rendre sa pensée par une mécanique dont il savait comme pas un gouverner les ressorts mille fois ingénieux et puissans, les choses qui lui passaient par l’esprit n’étant point humaines et ne pouvant dès lors être exprimées par un organe humain, » Faut-il prononcer ici le mot d’envie ? On l’oserait