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de hauteur, interceptaient la lumière du soleil. L’air circulait avec peine dans ces forêts; des bouffées de chaleur s’échappaient du sol comme d’une fournaise. Le pas des animaux soulevait le sable gris du chemin; il fallait lutter contre le malaise physique et faire un constant effort pour admirer ces immenses colonnes végétales placées là par la nature comme un magnifique prélude aux ruines d’Angcor, signalées déjà par les Portugais à la fin du XVIe siècle, et ensevelies jusqu’en ces dernières années dans un oubli immérité. Quelques heures de cette fatigante marche sous bois y conduisent.

Des lions raides et fiers comme des lions héraldiques frappent d’abord les yeux. Ils se dressent à l’entrée d’une vaste chaussée pavée de larges dalles, et qui conduit à travers d’immenses fossés transformés en marécages à une longue galerie dont trois tours demi-écroulées interrompent la longue ligne architecturale. Je me rappellerai toujours l’impression profonde que me causa ce spectacle. De pompeuses descriptions m’avaient été faites, je venais de relire les pages consacrées à Angcor par M. Mouhot; malgré tout, je ne pouvais dominer un sentiment de défiance. J’éprouvai comme une secousse d’étonnement. A peine avais-je franchi la porte du pavillon central, qu’une seconde avenue dallée, longue d’environ 200 mètres, se développa devant moi jusqu’à un immense édifice, dont les formes sont aussi éloignées de tous nos styles d’architecture occidentale que des chinoiseries dont j’avais déjà pu apprécier quelques échantillons. Fatigué du voyage, épuisé par la chaleur, je crus voir danser devant moi un nombre incroyable de tours aux profils étranges, que rien ne soutenait dans l’espace, et que dominait une autre tour plus élevée. Cette espèce d’hallucination disparut vite et fit place à une admiration raisonnée. Le plan général est simple. L’édifice se compose de deux galeries rectangulaires concentriques et étagées; la première, dont le plus petit côté n’a pas moins de 180 mètres, tandis qu’elle en mesure environ 250 sur les faces latérales, est décorée de pavillons aux angles. La seconde est ornée de quatre tours affectant l’aspect d’une tiare immense. Au milieu de la seconde galerie se dresse un massif élevé, terminé aussi par quatre tours. Le centre de ce massif, qui est également le centre de l’édifice, porte une tour de même style que les autres, mais plus haute[1], et qui semble régner sur le monument tout entier. Dans la plupart des temples chrétiens, le sanctuaire, placé à l’extrémité la plus reculée et la plus sombre de l’édifice, est comme entouré de ténèbres; la lumière n’y arrive que modifiée par les couleurs des vitraux qu’elle traverse. A Angcor, le « saint des saints » est dans la tour la plus

  1. Elle a 60 mètres au-dessus du niveau du sol.