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plus de tranquillité à mesure que s’étend leur domaine. Le lendemain, nous voyons devant nous le mont Khrôme, qui était couronné jadis d’une pagode dont nous voulons visiter les ruines avant de nous rendre à Angcor. Elles sont dissimulées par un épais rideau de grands arbres, et se composent de sept tours encore debout. A l’entrée de la dernière enceinte, il y en a deux en briques et deux en grès. Isolées, on les remarquerait sans doute; mais les trois qui s’élèvent en face d’elles absorbent toute l’attention. La plus grande, celle du milieu, est la plus dégradée; les ravages du temps ajoutent peut-être à l’effet qu’elle produit. Du côté battu par les vents et les pluies torrentielles qui durent cinq mois de l’année, elle présente l’aspect d’un rocher aux excavations bizarres sur lequel ressortent quelques fragmens de la plus fine sculpture; une foule de chauves-souris, incommodées par notre présence, sortent en tourbillonnant d’une large porte en ruine. Les deux autres tours sont mieux conservées et couvertes d’arabesques, d’ornemens, qui augmentent notre désir d’arriver à Angcor. Nous sommes déjà dans la province de ce nom, province perdue par le grand-père du roi Norodom à la suite d’une sorte d’escroquerie politique. L’autorité morale du petit-fils n’a pas entièrement disparu-de cette terre où régna l’aïeul, et le gouverneur d’Angcor nous fit un cordial accueil; il mit à notre disposition des chevaux, des éléphans, des chars à buffles, et notre caravane, ainsi composée, arriva jusqu’à sa résidence. Une énorme enceinte construite en pierres ferrugineuses régulièrement taillées et probablement arrachées à des ruines rappelle les châteaux-forts du moyen âge. Une grosse pièce de canon en fer dans laquelle nichent les oiseaux est braquée devant la porte principale, et des têtes humaines fraîchement coupées et placées sur de longues piques fichées en terre indiquent que le seigneur du lieu a droit de haute justice. Quelques chaumières cambodgiennes sont tout ce que l’on aperçoit dans l’enceinte de cette vaste citadelle. Un certain air de propreté qu’on ne voit pas d’ordinaire, même chez les grands, distingue la demeure du gouverneur. Celui-ci nous entoura de soins, fit inscrire nos noms et qualités sur une ardoise, forme de politesse et peut-être aussi mesure de police, car ce brave Cambodgien était l’agent de la cour de Bangkok. Quelques mauvaises gravures européennes décoraient les colonnes et les murailles; un portrait du pape était placé à l’entrée du gynécée.

En quittant cette maison hospitalière, nous pénétrâmes dans la forêt, et les brusques accidens de terrain qui faisaient faire à mon char mille soubresauts fantasques ne m’empêchaient pas d’admirer la puissance de cette végétation tropicale. Des arbres gigantesques se disputaient l’espace, et les branches, s’entrelaçant à cent pieds