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reliées l’une à l’autre par les replis d’un serpent monstrueux qui s’épuise en efforts impuissans pour échapper à leur étreinte. La porte par laquelle nous pénétrâmes à l’intérieur de l’antique cité forme une voûte de 6 mètres de profondeur, et c’est avec raison que M. Mouhot l’appelle un arc de triomphe. Des têtes d’éléphant en décorent le sommet, et les trompes, déployées verticalement comme des fines colonnes, s’appuient sur une gerbe de larges feuilles. La tristesse l’emporte encore sur l’étonnement quand, après avoir franchi cette magnifique barrière, on tombe dans l’épaisse forêt qui remplit la vaste enceinte enserrée par d’aussi fières murailles. Il faut passer à travers d’inextricables fourrés pour arriver jusqu’aux ruines des rares édifices dont on retrouve encore des vestiges, recourir à la boussole pour ne pas s’égarer dans ces solitudes, peuplées seulement d’animaux sauvages, qui s’appellent et se répondent avec des cris rauques que l’écho prolonge et qui semblent des gémissemens. Nous avions dans M. de Lagrée un guide excellent. Il avait depuis longtemps découvert avec l’instinct infaillible de l’archéologue et étudié avec la passion du savant tout ce qui restait debout dans les murs de la ville, un temple, des bâtimens longs qui ont pu être des habitations princières et le palais des rois. Ce dernier s’écroule sous l’effort des racines et des lianes qui s’introduisent entre les pierres comme des coins de fer. Il paraît avoir été conçu par une imagination d’une richesse inouïe. Il était jadis surmonté d’un nombre prodigieux de tours, quarante ou cinquante peut-être, dont quelques-unes, représentant des têtes de Bouddha, rappellent les sphinx d’Egypte. Soit qu’il m’ait été impossible de bien juger ce monument, dégradé, envahi par la végétation, obstrué de décombres, soit que cette architecture, qui fait de grosses tours avec de monstrueuses figures humaines, s’éloigne trop de nos habitudes pour ne pas dérouter nos appréciations, je ne puis consentir à placer sur le même rang cette construction bizarre et le temple dont j’ai parlé tout à l’heure, modèle de grandeur, d’harmonie et de simplicité. D’après Christoval de Jaque, l’un des Portugais qui se réfugièrent au Cambodge pendant le XVIe siècle, après avoir été chassés du Japon, Angcor n’était plus résidence royale en 1570. Il semble dire même qu’elle était à cette époque abandonnée déjà de ses habitans.

La civilisation, dans le sens complexe que nous donnons à ce mot, était-elle en rapport chez les anciens Cambodgiens avec ce que sembleraient indiquer de pareils prodiges d’architecture? Le siècle de Phidias était le siècle de Sophocle, de Socrate et de Platon; à Dante succédèrent Michel-Ange et Raphaël. Il y a de lumineuses époques pendant lesquelles l’esprit humain, se développant sous