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toutes ses formes, aborde tous les genres et dans tous crée des chefs-d’œuvre qui procèdent d’une même inspiration. Les peuples de l’Inde ont-ils jamais connu ces périodes d’épanouissement complet? Cela paraît peu probable, et, pour acquérir la conviction que cela n’est jamais arrivé aux Khmers, il suffit de lire le voyageur chinois du XIIIe siècle dont M. Abel Rémusat a traduit la relation. Il décrit les monumens de la capitale, qui étaient pour la plupart complètement dorés, et il ajoute qu’à l’exception des temples et du palais toutes les habitations étaient couvertes en chaume. Les dimensions en étaient réglées d’après le rang des possesseurs; mais les plus riches ne se hasardaient pas à construire une maison semblable à celle des grands-officiers de l’état. Le despotisme entretenait la corruption des mœurs, et certains usages signalés par notre auteur dénotent une véritable barbarie. D’ailleurs, quand on parcourt ces ruines, on ne peut se défendre d’une observation générale dont quelques exceptions ne détruisent pas la portée. La forme humaine n’était pas comprise, et si le Cambodge a eu d’incomparables architectes et des ciseleurs merveilleux, il n’a pas produit de sculpteurs.

En face de ces grands débris du passé, on est frappé d’admiration; mais l’émotion fait défaut, et la jouissance n’est pas complète. Les restes d’un monastère écroulé au sein d’une forêt d’Allemagne, les murs lézardés du château désert qui abritait le baron féodal, remuent plus profondément. Des hommes de notre race ont pensé derrière ces murailles, ont combattu derrière ces créneaux; nous pouvons reconstituer leur vie, suivre les larges traces de leurs pas. Ici, en ce point de l’extrême Orient, tout est mort, jusqu’au souvenir de cette brillante théocratie, mère d’une civilisation matérielle certainement poussée fort loin, mais qui n’a pas connu d’âge viril. Les efforts de la science, qui nous ramène peu à peu vers notre origine et nous montre des frères dans les premières castes de l’Inde, intéressent l’esprit plus qu’ils ne touchent le cœur; la séparation remonte trop loin, et ces sépulcres nous semblent trop beaux pour la race qui y est ensevelie.

Après huit jours de courses pénibles et d’études incessantes, M. de Lagrée donna le signal du départ. Notre camp, établi dans une chaumière au pied du grand temple, fut levé avant le jour, et notre caravane formée, comme à l’arrivée, de chevaux, de chars à buffles et d’éléphans. Un de ceux-ci, monstrueux et muni d’énormes défenses, se tient immobile entre deux colonnes du péristyle, et semble, à la lueur incertaine du jour naissant, faire partie du soubassement de l’édifice. Nous rejoignîmes la canonnière, qui nous ramena promptement à Pnom-Penh, la capitale du Cambodge. Notre