Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/190

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les provinces riveraines du grand fleuve me parurent une des parties les mieux cultivées du Cambodge. Elles produisent une grande quantité de maïs et surtout de coton. L’île de Ko-Sutin rapporte à elle seule à la mère du roi un revenu annuel de 15,000 fr., qui représente à peu près le dixième de la valeur de la production totale. Les villages, ombragés par les cocotiers, qui balancent leurs lourds panaches au-dessus des cases en bambous, ont un air d’élégance qui augmente à mesure que nous nous éloignons de Pnom-Penh. Contrairement en effet à ce qui se passe en Europe, la proximité de la capitale n’est point dans ces pays une garantie de sécurité pour les populations corvéables. A moins de deux journées au-dessus de Pnom-Penh, la navigation du Mékong devient difficile; la canonnière nous conduit jusqu’à Crachè, et se prépare à regagner Saigon. Désormais la France était devant nous et non derrière; nous étions résolus à n’y revenir qu’en traversante Chine, c’est vers la Chine que se dirigèrent toutes nos aspirations. M. de Lagrée redoutait l’enthousiasme, parce qu’il le savait voisin du découragement, et qu’il prévoyait que notre œuvre serait surtout une œuvre de patience. Le gouverneur de Crachè, auprès de qui nous avions été devancés par une lettre du roi Norodom, employa plusieurs jours à réunir les barques nécessaires à l’expédition; encore ne réussit-il qu’à demi. Nous étions en pays ami, les autorités montraient une bienveillance réelle, et il fallait déjà, pour ne pas subir de retard, abandonner une partie de nos provisions! Cela faisait pressentir le dénûment complet qui nous attendait plus loin.

Ces barques sont d’étroites pirogues faites en général d’un seul arbre creusé au feu et munies d’une installation spéciale qui leur permet de remonter le courant torrentiel du fleuve. Elles sont recouvertes dans toute la longueur, sauf aux deux extrémités, d’un toit arrondi composé de larges feuilles qu’emprisonne un double treillage en lanières de bambous. Cette couverture amortit assez bien les rayons du soleil; mais elle est trop souvent inefficace contre la pluie. De gros bambous immergés et fixés aux flancs de ces pirogues leur donnent la stabilité, qui leur manquerait sans cette précaution ingénieuse. Une planche étroite forme une galerie extérieure sur laquelle les bateliers circulent aisément. Chacun d’eux, muni d’une longue gaffe, s’accroche aux branches des arbres ou aux aspérités des rochers, tandis que le patron, assis à l’arrière, manœuvre habilement la pagaie qui sert de gouvernail. Pendant huit heures par jour, nos malheureux Cambodgiens tournent autour de nous avec la docilité de ces chevaux aveugles qu’on emploie à mouvoir une roue, et leur chef, quand ils semblent faiblir, leur crie qu’il les fera battre en arrivant. Ils sont doux et résignés,