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souvent même presque joyeux. Ce sont cependant pour la plupart des gens arrachés à leurs rizières, éloignés de leur famille et de leurs intérêts; ils n’ont droit à aucun salaire, car au Cambodge, de dix-huit à soixante ans, tout homme libre doit la corvée, et nous sommes pourvus d’un ordre du roi. Je venais de quitter la civilisation, j’entrais dans un pays sauvage, j’avais passé sans transition du navire à vapeur à la pirogue. Le toit étant trop bas pour me permettre de m’asseoir, il fallait demeurer à demi renversé en arrière, et l’eau de pluie recueillie dans la cale m’envahissait à chaque instant. Le patron était cependant plein d’attentions, j’étais un grand seigneur à ses yeux, et il ne manquait jamais, pendant les grains, de plier une feuille de bananier avec laquelle il s’efforçait de vider la barque.

Le fleuve est semé d’îles qui le divisent en un grand nombre de bras. Ce n’est que dans un brumeux lointain qu’on apercevait la rive opposée à celle que nous suivions. Les eaux, se brisant contre les roches qui formaient une succession presque ininterrompue de rapides, élevaient dans l’air une grande voix mugissante. Entre les îles, ces rapides présentent un aspect singulier; sur les rochers et les bas-fonds, une incroyable quantité d’arbustes ont pris racine, ils paraissent au-dessus de l’eau, l’échine ployée par le courant; on dirait une forêt inondée. Quelques arbres de haute taillé semblent ne tenir à la terre que par les lianes qui les unissent à la rive comme des racines aériennes. Nos bateliers faisaient preuve d’une hardiesse extrême et d’une merveilleuse agilité. Ils dirigeaient avec précision leur esquif le long des sentiers sinueux tracés par le hasard entre les arbres autour desquels l’eau bouillonnait en redoublant d’impétuosité. Équilibristes consommés, ils ne manquaient jamais de saisir le tronc rugueux ou la branche flexible qui pouvait leur servir d’appui et empêcher la pirogue de prêter le flanc au courant, qui l’eût jetée sur les écueils. Après quelques heures de ces émotions, je ne voyais jamais sans plaisir arriver le moment de la halte. Nous avions la forêt pour salle à manger, et plusieurs fois des troupeaux de sangliers ont dû nous céder la place. Notre chambre à coucher, c’était la geôle étroite et humide de nos pirogues. Le soir venu, on coupait les arbres, on arrachait les grandes herbes toutes ruisselantes de pluie, les feux finissaient par s’allumer, chacun s’évertuait, et le dîner commençait, le plus souvent très frugal, quelquefois somptueux, suivant la fortune de la chasse, mais toujours très joyeux. Les souvenirs de Paris, les chances de notre voyage et par accident les discussions politiques et religieuses jetaient aux échos étonnés de ces grands bois des mots bien nouveaux pour eux. Une cigale retentissante nous poursuivait de station en station, et